By | 6 janvier 2020

CECIL#6 PDF de l'article

  1. C’est une édition attendue depuis longtemps par les spécialistes que propose la collection « Heterodoxia Iberica » chez l’éditeur Brill consacrée aux textes interdits dans les monarchies catholiques de la Péninsule : l’élégante publication du Sanctae Inquisitionis hispanicae artes aliquot detectae, ac palam traductae. Communément connu sous le nom d’Artes de la Inquisición española, l’ouvrage est proposé en version bilingue, avec l’original latin et une traduction en anglais contemporain, accompagnée d’un très riche appareil critique dans la même langue.
  2. Depuis la traduction de l’ouvrage en espagnol par le quaker Luis Usoz y Río, au XIXe siècle, celui-ci a connu deux éditions au siècle suivant (celles de N. Castrillo Benito, Madrid, CSIC, 1991 et de F. Ruiz de Pablos, Madrid, UNED, 2007) qui apportaient un éclairage utile mais partiel de l’œuvre. Toutefois la réunion de trois spécialistes du latin à l’époque moderne et de la Réforme en Espagne – Ignacio J. García Pinilla, Jonathan L. Nelson et Marcos J. Herráiz Pareja – permet de redécouvrir ce texte dans une édition critique et historique bilingue, latin-anglais, qui fera date, tant au regard de l’analyse critique des différentes versions latines, que de l’introduction de près de cinquante pages qui passent en série les principales questions afférentes à l’œuvre (datation, paternité de l’œuvre, traductions, diffusion). En outre, le très riche appareil de notes de bas de page, notamment pour la partie qui traite des condamnés luthériens – entendez protestants – de Séville, est particulièrement utile.
  3. Reginaldus Gonsalvius Montanus – ou Reginaldo González de Montes (ou Montano) en castillan – est le pseudonyme qu’empruntèrent les auteurs du Sanctae Inquisitionis hispanicae artes aliquot…, paru en 1567, à Heidelberg. Il s’agissait d’un brûlot contre l’Inquisition et du premier ouvrage critique écrit à l’encontre du tribunal espagnol. Il en dévoilait le fonctionnement de façon extrêmement minutieuse, tout en dénonçant les travers de la procédure, et présentait une galerie de personnages, victimes des agissements des juges de la foi.
  4. L’œuvre connut un important succès en Europe comme en témoignent les traductions immédiates vers les langues vernaculaires : en anglais (1568 et réédité en 1569), en français (1568), en hollandais (trois éditions la même année 1569), en allemand (1569) et en magyar (1570), comme le rappelle Ignacio J. García Pinilla dans l’introduction (pp. 34-38). Le libelle connut par la suite des rééditions au XVIIe siècle, tant en latin (1603 et 1611) que dans différentes langues européennes, car il était devenu un des piliers sur lesquels se bâtit la « leyenda negra » ou légende noire, ce courant critique anti-espagnol qui se développa à un moment où les ennemis de l’Espagne s’employaient à faire apparaître la politique belliciste de Philippe II comme celle d’un tyran fanatique. Le tribunal du Saint-Office apparaissait, dans le Sanctae Inquisitionis Hispanicae Artes aliquot…, comme le siège de l’arbitraire et l’instrument d’une violence inique. Ses juges étaient dépeints sous les traits d’agents sectaires, étouffant en germe la cause de l’Évangile pour perpétuer, de la sorte, les privilèges de l’Eglise romaine en Espagne et pour empêcher que les ouailles puissent entendre le message de vérité du Christ. Le long prologue du libelle (pp. 53-85) était un plaidoyer pour la liberté de conscience et il était imprégné de références implicites à Erasme et à Sébastien Châteillon, références suffisamment précises pour que le calviniste français qui le traduisit, Jacques Bienvenu, préfère supprimer grande part de ce préambule et expurger également les références à certains martyrs de la répression protestante de Séville (tels que les passages relatifs au maestro Blanco par exemple).
  5. Les personnes qui se cachaient derrière le pseudonyme étaient sans conteste des Andalous, parfaitement au fait des rouages du tribunal ainsi que des principaux membres de la communauté réformée de Séville. Toutefois, leur identité a fait l’objet de conjectures variées et, parfois, fantaisistes (pp. 18-19). Les hypothèses les plus sérieuses relatives à l’identité de l’auteur ou des auteurs cachés derrière le pseudonyme Reginaldus Gonsalvius Montanus penchent vers l’un des ermites de Saint-Jérôme, du couvent San Isidoro del Campo situé à une dizaine de lieues de Séville, où s’était constitué un foyer évangélique. Plusieurs frères de ce monastère quittèrent Séville, dans la seconde moitié de la décennie 1550, lorsqu’il devint prévisible que l’Inquisition préparait un vaste coup de filet dans les cercles réformés de la capitale des Indes.
  6. La paternité de l’ouvrage a été attribuée avec sérieux à deux de ces frères isidoriens qui fuirent la répression inquisitoriale : d’une part à Antonio del Corro, qui signait sous le nom d’Antoine Corran alias Bellerive durant son exil en France et en Suisse ; celui-ci était apparenté au licenciado homonyme Antonio del Corro, doyen des inquisiteurs de Séville, et ces liens expliqueraient la connaissance circonstanciée des rouages de l’Inquisition – pourtant tenus secrets – ainsi que des événements et anecdotes propres au siège du tribunal, à travers des histoires que le jeune Corran avait pu tenir de son oncle ; d’autre part, elle a été attribuée à Casiodoro de Reina (ou Reyna), qui allait lui aussi prendre le chemin de l’exil et devenir le premier traducteur de la Bible en castillan (parue à Bâle en 1569). En effet, cette histoire de la cour inquisitoriale avait bien été rédigée à plusieurs mains : comme le relève Ignacio García Pinilla, dans son introduction, on décèle de nombreuses coïncidences entre des passages en latin d’œuvres de Corran et d’autres de Reina (pp. 27-31). En outre, comme l’avait déjà démontré Carlos Gilly, Reina était intervenu pour faire imprimer le brûlot à Strasbourg puis à Bâle mais les échevins des deux cités, soucieux de relations apaisées avec les États voisins, avaient désapprouvé l’édition de l’ouvrage dans les cités rhénanes malgré les qualités qu’ils lui reconnaissaient. Casiodoro fit finalement paraître le brûlot dans les presses de l’huguenot exilé à Heidelberg, Michel Schirat (ou Chirat) et l’Espagnol est la première personne que l’on connaisse à rendre compte de la publication du livre, dans une lettre datée du 27 septembre 1567 à Diego López, indice supplémentaire qui confirme qu’il participa étroitement à la rédaction – ou à tout le moins à l’édition – de l’ouvrage[1]. B. Antoon Vermaseren avait déjà fait état de cette hypothèse d’un ouvrage rédigé par deux auteurs[2].
  7. Toutefois, la spécificité de cette édition est de confirmer l’idée qu’un troisième auteur se cachait derrière ce pseudonyme. Compte tenu des informations précises recueillies lors des autodafés célébrés entre 1559 et 1564 à Séville, auxquels ni Casiodoro de Reina ni Antonio del Corro ne purent assister puisqu’ils avaient choisi l’exil en 1557, il est évident que ceux-ci obtinrent les informations par l’entremise de courriers et surtout de transfuges de Séville, dont Pérez de Pineda organisa l’accueil à Paris et à Genève, en particulier. Il est probable que le projet d’un tel ouvrage ait été conçu en 1564-1565, lorsque se rencontrèrent sur les terres de Renée de France, dans le Périgord, Antoine Corran, Casiodoro de Reina, et Juan Pérez de Pineda (pp. 13-17), hypothèse que nous avions avancée dans un article en 2008. Connu en France sous le nom de Pierius, Juan Pérez de Pineda était un membre du premier cercle évangélique de Séville, disciple du docteur Juan Gil, alias Egidio, prédicateur et chanoine, qui fuit l’Espagne en 1549, probablement, lorsque son maître fut emprisonné. Proche de Théodore de Bèze, Pérez de Pineda était un ardent propagandiste réformé qui mit son talent au service de la cause calviniste et les réseaux qu’il constitua, dans les cercles réformés d’Allemagne, de Paris et de Genève, furent employés pour la diffusion de la doctrine protestante auprès des siens restés en Espagne. C’est lui qui fit éditer chez Jean Crespin à Genève, en 1556 et en 1557, plusieurs ouvrages de propagande réformée en langue castillane. Il les fit convoyer en Espagne par un de ses proches, Julián Hernández, alias Julianillo, dont la détention provoqua les vagues d’arrestations et conduisit au démantèlement des cercles évangéliques de Séville. Le pseudonyme renverrait à ces trois figures de la Réforme : « Reginaldus » ferait référence au nom latinisé de Reina ; « Gonsalvius » à l’un des patronymes d’Antonio (González) del Corro et « Montanus », au village d’origine de Pérez de Pineda, Montilla, dans la sierra de Cordoue (pp. 20-21).
  8. Dans une première partie, les auteurs analysaient de façon détaillée, les procédures du tribunal et les modalités de ses interventions. Une première section exposait le fonctionnement du tribunal de la foi (pp. 87-273) et une seconde illustrait, à la suite, à travers une série d’exemples d’accusés et de condamnés de Séville, les excès de la procédure inquisitoriale (pp. 275-303). Comme l’indiquait le frontispice du libelle – Addidimus appendicis vice piorum quorumdam martyrum Christi elogia–, la seconde partie était constituée d’un appendice recensant les pieux martyrs de l’Inquisition de Séville et comportait les notices biographiques des principaux accusés des cercles évangéliques qui avaient été démantelés à la fin du règne de Charles Quint (pp. 305-431). L’ouvrage constituait, ainsi, un diptyque dévoilant au public, d’une part, les pratiques des « papistes » et les détails de la procédure inquisitoriale, et présentait, d’autre part, un martyrologe des protestants ou assimilés comme tels, qui avaient été suppliciés lors des autodafés qui se tinrent à Séville de 1559 à 1565.
  9. La première partie de l’ouvrage constitue, ainsi, une description circonstanciée de la procédure inquisitoriale, qui était tenue secrète, et elle est illustrée par des exemples. Les auteurs y détaillent les spécificités d’une procédure rigoureuse, dont les tenants et les aboutissants étaient l’obtention des aveux sous forme de confession, qui permît le rachat du coupable et la dénonciation de ses co-religionnaires. La description extrêmement précise de la procédure et de la situation des condamnés à l’intérieur des geôles montre, selon les éditeurs, qu’ils avaient eu entre leurs mains les Instrucciones (instructions) de Fernando de Valdés (1561), publiées quatre ans après le départ des auteurs de Séville (pp. 38-39) : un fait qui interroge puisque ce genre d’imprimé était destiné à l’usage interne des cours inquisitoriales et ne devait nullement circuler au dehors. On peut se demander dans quelle mesure les auteurs n’utilisèrent pas plutôt celles de Torquemada, édictées un demi-siècle plus tôt et auxquelles celles de Valdés n’apportèrent qu’un correctif sur un certain nombre de points.
  10. La seconde partie de l’ouvrage, composée en hommage aux membres de la communauté évangélique, suppliciés par l’Inquisition, souvent proches compagnons des auteurs – comme ces derniers le précisent parfois – a apporté un éclairage sur « la » communauté qui suivait l’Évangile ou les « chrétiens pieux » selon les termes qu’emploient les auteurs – même si on a plutôt le sentiment de se trouver face à plusieurs groupes professant des doctrines inspirées de la Réforme allemande et française mais qui n’étaient pas toujours en rupture avec l’Église de Rome. Cette seconde partie fut incorporée, en partie, au martyrologe initié par Jean Crespin à Genève, l’Histoire des martyrs persecutez et mis a mort pour la vérité de l’Évangile à partir de l’édition de 1582. Elle constitue la section la mieux connue de l’ouvrage et elle a longtemps servi de source principale aux historiens de la Réforme en Espagne, compte tenu de son accessibilité. Comme le rappellent García Pinilla, Nelson et Herráiz Pareja, les auteurs du Sanctae Inquisitionis… avaient pris le soin, pour donner une plus grande portée à leur écrit, de se fonder sur des sources étayées (pp. 39-41). Le texte n’est pas pour autant un récit historique comme de nombreux protestants ont voulu le présenter et, indéniablement, la présentation de figures telles que don Juan Ponce de León, Julianillo ou le maestro Blanco, ou encore l’évocation des derniers moments du prédicateur et théologien Constantino de la Fuente, par exemple, sont à prendre avec précaution.
  11. Parmi les nombreux mérites de cette traduction critique en anglais, figure l’insertion de nombreuses notes érudites et détaillées, qui croisent les apports de l’historiographie récente avec les épisodes relatés dans l’ouvrage. Celles-ci permettent d’identifier des personnages secondaires ou dont l’identité avait été tue par les auteurs, comme dans le cas d’un des derniers prisonniers à avoir côtoyé Constantino de la Fuente (n. 178, pp. 422-423) ; de mieux en cerner d’autres, tel l’énigmatique Gregorio Ruiz (n. 78, pp. 357-358) ou le surprenant clerc Garcí Arias, le maestro Blanco (n. 79, p. 358). Ces notes permettent également de contraster dans bien des cas, les témoignages de nature hagiographique, propres au genre du martyrologe, avec celles recueillies par des sources historiques, notamment inquisitoriales, dont celles de Séville ont été, en partie, publiées par Tomás López Muñoz[3].
  12. Ce second volume de la collection Heterodoxia Iberica contient, en outre, une très riche collection d’appendices d’une cinquantaine de pages (pp. 433-482) contenant des extraits de récits d’autodafés ou relaciones de autos qui permettent de confirmer la source employée par les auteurs du Sanctae Inquisitionis…, des extraits de textes d’Antoine Corran ou des lettres du père jésuite Durán qui avait assisté à l’autodafé de Séville du 22 décembre 1560 lors duquel furent brûlées les effigies des docteurs De la Fuente et Juan Gil, alias Egidio, aux côtés de celle de Juan Pérez de Pineda. Ces annexes contiennent également le récit de John Frampton, marchand anglais protestant, jugé au cours des mêmes années, qui raconte la procédure inquisitoriale de son point de vue, décrivant les geôles et la procédure à laquelle il fut exposé dans la forteresse de Triana, en bordure du Guadalquivir ; on trouve également à l’appendice 7 (pp. 479-481) une très intéressante illustration de l’un des autodafés de Séville parue dans la traduction de Skinner du libelle, sous le titre A Discovery and Playne Declaration of Sundry Subtill Practises of the Holy Inquisition of Spayne. Une gravure quasi-introuvable aujourd’hui dans les exemplaires qui nous sont parvenus de l’édition de 1569 car, bien souvent, l’eau-forte a été détachée et ne figure plus à la page correspondante. On regrettera, toutefois, que les éditeurs aient omis de reproduire ou de retranscrire la légende de ladite illustration qui reprend les différentes étapes de la procession de l’autodafé depuis la sortie des geôles du Saint-Office jusqu’au bûcher.
  13. Cette édition est indéniablement une source essentielle pour la connaissance des milieux réformés dans la Péninsule ibérique. Elle constitue un outil précieux pour mieux analyser la diffusion de ce texte en Europe du Nord, qui eut une profonde influence dans les milieux protestants, et connaître sa réception dans plusieurs cercles, puisqu’on en retrouverait même des échos dans le théâtre élisabéthain, dans Hamlet, par exemple[4].

Michel Boeglin
Université Paul-Valéry Montpellier 3

Marcos J. Herráiz Pareja, Ignacio J. García Pinilla, Jonathan L. Nelson (éd.), 2018, Reginaldus Gonsalvius Montanus : Inquisitionis Hispanicae artes. The arts of the Spanish Inquisition : a critical edition of the Sanctae inquisitionis Hispanicae artes aliquot (1567) with a modern English translation, Brill, Leyde – Boston, 515 p.
ISBN 9789004365759 (papier) | ISBN 9789004365766 (e-book)

 

Notes

[1] Carlos Gilly, 1985, Spanien und der Basler Buchdruck bis 1600. Ein Querschnitt durch die spanische Geistesgeschichte aus der Sicht einer europäischen Buchdruckerstadt, Bâle-francfort, pp. 234, 353-354.

[2] B. Antoon Vermaseren, 1985, «Who was Reginaldus Gonsalvius Montanus?», Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 47, pp. 47-77.

[3] Tomás López Muñoz, 2011, La Reforma en la Sevilla del XVI, Séville, MAD, 2 vols, vol. 2.

[4] Ciríaco Morón Arroyo, 1984, «La Inquisición y la posibilidad de la gran literatura barroca española», Ángel Alcalá (éd.), Inquisición española y mentalidad inquisitorial, Barcelone, Ariel, pp. 315-327, p. 320.