By | 10 janvier 2022

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Solange Cruveillé [1]
Université Paul-Valéry Montpellier 3 – ReSO EA 4582

Résumé : Si le De Missione constitue un témoignage précieux sur le voyage de la première ambassade catholique japonaise en Europe, on y trouve également de nombreuses informations sur d’autres pays, les membres de l’ambassade Tenshō partageant leurs impressions – ou celles des jésuites qu’ils rencontrent – sur les différents lieux traversés. C’est ainsi que de nombreux passages sont consacrés au territoire chinois, qui fut, à travers la colonie portugaise de Macao, la première escale de leur voyage à l’aller, et la dernière escale de leur voyage au retour. S’appuyant sur le texte original en latin ainsi que sur la traduction anglaise de Joseph Moran, nous avons relevé l’ensemble des propos relatés dans le De Missione concernant la géographie, les mœurs et l’administration chinoises de l’époque, offrant ainsi un portrait nuancé du Royaume de Chine de la fin du XVIe siècle. Nous avons également comparé la représentation de la Chine dans le De Missione avec celle donnée dans d’autres ouvrages d’importance de l’époque.
Mots-clés : Chine, Japon, XVIe siècle, dynastie Ming, jésuites, De Missione, témoignage, récit de voyage.

Title: Image and representation of China in the De Missione                                
Abstract
: The De Missione is well known to be a precious testimony from the first Japanese Catholic envoys to Europe. But it also contains a lot of information about other countries: Tenshō ambassy pilgrims like sharing their impressions about the places they visit. Many passages are concerned with the Chinese territory: Macau, former Portuguese colony, was indeed the first and last layover of their journey. Focusing on the original Latin manuscript as well as on its English translation by Joseph Moran, we listed all references to China (geography, customs, administration…) so we could sketch a nuanced image of the Kingdom of China in the late sixteenth century. We will also compare the representation of China in the De Missione with other important works of the time.
Keywords: China, Japan, 16th century, Ming Dynasty, Jesuits, De Missione, testimony, travelogue.

Título: Imagen y representación de China en el De Missione
Resumen: Aunque el De Missione es un valioso registro del viaje de la primera embajada católica japonesa en Europa, también contiene mucha información sobre otros países, ya que los miembros de la embajada Tenshō comparten sus impresiones –o las de los jesuitas que conocieron– sobre los distintos lugares por los que pasaron. Así, muchos pasajes están dedicados al territorio chino, que fue, a través de la colonia portuguesa de Macao, la primera parada en su viaje de ida, y la última en su regreso. Basándonos en el texto original en latín y en la traducción al inglés de Joseph Moran, hemos tenido en cuenta todas las afirmaciones que se hacen en el De Missione sobre la geografía, las costumbres y la administración de China en aquella época, ofreciendo así un retrato matizado del Reino de China a finales del siglo XVI.
Palabras clave: China, Japón, siglo XVI, dinastía Ming, jesuitas, De Missione, testimonio, diario de viaje.

Pour citer cet article – To cite this article : Cruveillé, Solange, 2022, « Image et représentation de la Chine dans le De Missione », Numéro thématique L’ambassade Tenshō, entre croisements interculturels et entreprise médiatique, coord. par Michel Boeglin, Marie-P. Noël & Gérard Siary, CECIL – Cahiers d’études des cultures ibériques et latino-américaines, no 8 (2022), <https://cecil-univ.eu/c8_7> mis en ligne le 2/01/2022, consulté le jj/mm/aaaa, DOI: https://doi.org/10.21409/c8_7.

Reçu – Received :  14/09/2020
Accepté – Accepted : 08/11/2021

Introduction

  1. À la fin du XVIesiècle, Alessandro Valignano (1539-1606), missionnaire jésuite italien et Visiteur des Indes orientales arrivé en 1579 au Japon, ambitionne d’envoyer en Europe la première ambassade catholique japonaise. Ce projet a trois objectifs principaux : obtenir l’approbation de Rome pour mettre en application ses méthodes d’évangélisation au Japon (selon le principe d’inculturation)[2] ; véhiculer auprès de la noblesse européenne une bonne image des émissaires japonais, et au-delà, faire rayonner l’ambition de l’entreprise jésuite au Japon ; montrer aux voyageurs japonais la grandeur de la religion catholique et des nations européennes afin qu’ils puissent témoigner à leur retour au Japon[3]. Valignano sélectionne pour cette ambassade quatre jeunes chrétiens japonais :

Les quatre adolescents, âgés de treize à quatorze ans, sont Mancio Itō Sukemasu [伊東 マンショ 1570-1612], représentant de Otomo Yoshishige, son grand-père, daimyō de Bungo à peine converti, et Michael Chijiwa Seizaemon [千々石ミゲル 1569-1633], neveu de Omura Sumitada, daimyō de Omura, baptisé dès 1563, et de Arima Harunobu, daimyō de Arima. Ils sont tous deux accompagnés de deux autres jeunes japonais, Julián Nakaura [中浦ジュリアン 1568-1633] et Martín Hara [原マルチノ 1569-1629][4].

  1. Leur long périple durera plus de huit années, de 1582 à 1590. Le récit de leur voyage sera rédigé en espagnol par Valignano, d’après les notes de voyage des adolescents, puis retranscrit en latin par le père jésuite Duarte de Sande (1547-1599)[5]. Le document sera publié en 1590 sous le titre De Missione legatorum Iaponensium ad Romanam curiam[6], afin d’être distribué au Japon pour faire découvrir les merveilles de la civilisation européenne et servir de texte d’étude aux séminaristes. Comme l’explique Joseph Moran : « Part of the purpose of the Latin dialogue De Missione Legatorum laponensium […] was to ʽkeep alive for ever the memory of this embassyʼ, and to ʽinform the Japanese about many things… about which they have many false and ignorant opinionsʼ[7] ». Mais il n’est pas uniquement question de l’Europe dans ce document : d’autres pays et d’autres civilisations y sont présentés, notamment la Chine. De quelle façon le royaume de Chine est-il présenté dans cet ouvrage ? Quels qualités et défauts du peuple chinois sont mis en avant ? Dans quelle optique ? Y a-t-il derrière ce récit une volonté de la part des jésuites d’influencer l’opinion publique européenne et de défendre une certaine image de la Chine ?
  2. Pour le savoir, nous avons parcouru l’ensemble du De Missione et analysé les passages concernant la Chine. Nous nous sommes appuyés sur l’exemplaire en latin disponible en ligne sur le site de la Bibliothèque Nationale du Portugal[8], ainsi que sur la traduction anglaise de Joseph Moran (réalisée de 1998 à sa mort en 2006), elle-même réalisée à partir d’un exemplaire authentique publié en 1590 et conservé à Tokyo. Cette traduction a été commentée par Derek Massarella, Professeur d’Histoire à l’Université Chûô de Tokyo, et publiée en 2012 par The Hakluyt Society sous le titre Japanese Travellers in sixteenth-century Europe: A Dialogue Concerning the Mission of the Japanese Ambassadors to the Roman Curia (1590)[9]. À l’issue de notre étude, nous confronterons également l’image véhiculée de la Chine dans le De Missione avec celle présentée dans d’autres ouvrages d’importance de la même époque : le De Missione est en effet fort peu étudié — voire totalement ignoré — sur cette question par rapport à d’autres traités, du fait qu’il ne soit pas consacré exclusivement à la Chine.

1.     L’image de la Chine en Europe entre le XIIIe et le XVIe siècle

  1. La Chine étant le voisin immédiat du Japon, les relations entre les deux pays sont fort anciennes[10]. Pour les Européens en revanche, même si des voyageurs étrangers ont déjà foulé la terre de Chine durant les siècles passés et que certains ont mis par écrit le récit de leur voyage[11], c’est un pays moins connu. Comme l’explique le jésuite français Benoît Vermander — professeur de sciences religieuses et d’herméneutique des Classiques chinois à l’Université Fudan de Shanghai — aux XIIIe et XIVe siècles, les récits sur la Chine — et sur l’Asie en général — sont empreints de merveilleux :

L’Asie est un univers situé aux confins de la réalité, et les récits des voyageurs ne modifient pas beaucoup la perception « fantastique » qu’en possèdent les Européens. Les échanges n’en sont pas moins réels, le plus approfondi étant celui ouvert par la mission franciscaine initiée par Giovanni da Montecorvino, qui se prolongea de 1250 environ à 1350. La grande peste de 1348 qui bouleversa la vie et les priorités de l’Europe comme l’établissement de la dynastie Ming, environ 20 ans plus tard, coupèrent le fil de ces échanges[12].

  1. C’est par les Portugais que les échanges entre l’Europe et la Chine reprennent, à travers des missions d’exploration et de commerce[13]. Jusqu’au XVIe siècle, la Chine attire autant qu’elle intrigue. Les Portugais qui s’y sont rendus en dressent d’ailleurs un portrait nuancé, vantant ce qu’elle a de plus beau ou dénonçant ce qu’elle a de plus effrayant :

La Chine des Portugais possède […] des aspects déconcertants ou négatifs, même si, à tant d’égards, elle représente aussi un modèle idéal, une utopie. Son image est très distordue. Quand ils écrivent, il leur faut tenir compte de leurs propres illusions passées et de l’attente de leurs correspondants ou de leurs lecteurs, à l’imagination encore nourrie du souvenir du Grand Cathay, grâce à la lecture du Million de Marco Polo, introduit au début du XVe siècle chez eux, et dont la version portugaise avait été imprimée en 1502 par Valentim Fernandes. Exempte de toute trace identifiable des glorieuses communautés nestoriennes du Moyen Age, terriblement fermée aux ambassades, aux marchands et aux missionnaires chrétiens, l’Empire du Milieu déçoit et surprend autant qu’il émerveille[14].

  1. À partir de la seconde moitié du XVIe siècle, de plus en plus de missionnaires ambitionnent cependant de se rendre en Chine et multiplient les récits. Comme l’explique Ronnie Po-chia Hsia, de l’Université de Pennsylvanie :

In short, the first image of China transmitted to the West was by Catholic missionaries. Between the reigns of Wanli and Qianlong (late 16th to late 18 century), more than one thousand European missionaries went to China, including 734 Jesuits, the largest religious order on the mission. If we exclude those who died en route, who transferred to Japan, and who served their entire missionary period only in Macao, we are still left with 500-600 Jesuits who entered China proper[15].

  1. C’est ainsi que paraît le Tractado em que se cõtam muito por esteso as cousas da China, écrit par le missionnaire dominicain portugais Gaspard de Santa Cruz (Gaspar da Cruz, 1520-1570). Publié à Évora au Portugal en 1569, il s’agit du premier essai complet sur la Chine à paraître en Europe. Autre ouvrage d’importance : l’Historia de las cosas mas notables, ritos y costumbres del gran reyno de la China, rédigée par le prêtre augustin espagnol Juan González de Mendoza (1545-1618), qui fut publiée à Rome en 1585. Citons enfin l’Historia del principio y progresso de la Compania de Jesus en las Indias orientales, rédigée par Valignano en 1583, qui fut publiée très tardivement mais dont des versions manuscrites circulèrent en Europe dès 1585[16]. Si cet ouvrage n’est pas intégralement consacré à la Chine, pas moins de trois chapitres la concernent (chap. 26-27-28) : ils seront publiés indépendamment en 1584 sous le titre Relación del grande Reyno de la China. Il semble donc nécessaire de s’interroger sur l’image de la Chine et des Chinois véhiculée dans le De Missione, publié peu après, en 1590, sous l’égide des jésuites, afin de de voir s’il y a des différences par rapport à la tonalité adoptée par les ouvrages précédemment cités.
  2. Dans le De Missione, quatre entretiens sur trente-quatre concernent de près ou de loin la Chine, dont un intégralement :
  3. Colloquium II : « Voyage du Japon à Macao, porte d’entrée de la Chine, puis départ pour le détroit de Singapour »
  4. Colloquium XXXII : « Voyage du Portugal en Inde, puis de l’Inde au Royaume de Chine »
  5. Colloquium XXXIII : « Le Royaume de Chine, ses coutumes et son administration »
  6. Colloquium XXXIV : « Description sommaire du monde et détermination de sa partie la plus noble »
  7. Dans ces chapitres, on trouve les témoignages attribués aux quatre jeunes membres de l’ambassade japonaise : Mancio, Martin, Julian, et Michael, le plus prolixe. Le témoignage est présenté sous forme d’entretiens, notamment avec Leo, un cousin et élève jésuite resté au Japon, qui questionne ses compagnons à leur retour[17]. Il faut cependant traiter ce récit avec circonspection, car il se base sur les notes de plusieurs personnes. Comme l’explique le jésuite Henri Bernard :

Un Jésuite portugais, le Père Diego de Misquita, qui parlait couramment le japonais, tint un journal des événements. Les « ambassadeurs » eux-mêmes prirent des notes au sujet de tout ce qui les frappait; suivant l’usage du pays, nous dit-on, ils ne manifestèrent aucun étonnement durant leur voyage, mais avec une perspicacité admirable ils surent discerner et noter tout ce qui en était digne, sans rien laisser échapper[18].

  1. Les conditions de voyage sont également à prendre en compte : « il ressort que les jeunes Japonais, soumis à un contrôle permanent — ils ne sont jamais laissés seuls et le choix de leur résidence, même au sein des établissements de la Compagnie, est méticuleusement arbitré —, représentent un Japon soigneusement sélectionné par le jésuite [Valignano][19] ». Avant toute chose, rien de négatif ne doit transparaître sur l’Europe :

They were to be treated well, befitting their high status, and the trip was to be instructive. They were to be constantly chaperoned and screened from discovering anything unedifying or controversial about the state of Christianity in Europe wich, if reported back to Japan, might hinder the progress of the church there[20].

  1. Comme nous l’avons vu plus haut, c’est Valignano qui rédigea le récit — à partir des notes de voyage des quatre adolescents — avant de le faire traduire en latin par Duarte de Sande. Henri Bernard cite pour preuve une lettre écrite à Macao le 23 novembre 1588 par Valignano lui-même et envoyée au Général de la Compagnie Aquaviva, dans laquelle il précise son projet :

Le livre du voyage de ces nobles japonais que, d’après ma lettre de l’an passé à Votre Paternité je devais composer et envoyer cette année, bien que je l’aie commencé, je n’ai pu cependant l’achever. Mais, avec l’aide de Dieu, je l’achèverai ici en Chine, et je crois que ce sera une œuvre très avantageuse pour le Japon, et le Père Duarte de Sande, qui se trouve ici, la mettra en latin parce qu’il est très bon rhétoricien, et après que ce travail aura été fait il sera envoyé à Votre Paternité[21].

  1. Valignano confirmera à Aquaviva la finalisation de la rédaction selon son plan initial dans une lettre ultérieure datée du 27 septembre 1589[22]. Il s’agit donc d’un ouvrage composé à plusieurs, ce qui laisse supposer qu’il ne se base pas exclusivement sur les notes de voyage des jeunes adolescents japonais[23].

2. Les escales de l’ambassade à Macao

  1. L’incursion de l’ambassade japonaise sur le territoire chinois[24] se fait essentiellement par l’intermédiaire de Macao, alors comptoir portugais. Si l’Europe est la destination majeure de l’ambassade, Macao joue un rôle important dans cette entreprise, et a une portée symbolique  :

La Couronne du Portugal signa avec les autorités chinoises un bail d’occupation de Macao (1557) moyennant tribut. Ce port devint alors la tête de pont de l’Europe vers la Chine. Plusieurs jésuites y passent en route pour le Japon, parmi lesquels Luís Fróis (1532-1597) qui y séjourne quelques mois en 1562-1563. Macao restera une escale stratégique sur la route du Japon, le point de contact (et de conflit) obligé entre la province jésuite du Japon et la vice-province de Chine[25].

  1. Mais il y a d’autres raisons qui font de Macao une étape autant stratégique que symbolique dans ce projet d’ambassade. En tout premier lieu, il faut savoir que de 1576 à 1588, sur décision du pape Grégoire XIII, le Japon a dépendu du diocèse de Macao, lui-même diocèse suffragant de Goa[26]. Ainsi, l’ambassade Tenshō a dû être organisée avec l’accord préalable de l’évêque de Chine et du Japon. Par ailleurs, Macao est la première escale de l’ambassade Tenshō lors de son voyage jusqu’en Europe, et la dernière escale de l’ambassade lors de son retour au Japon. C’est également à Macao que sera rédigé le De Missione. Il sera ensuite relu et examiné par Valignano et trois autres pères jésuites (Laurent Mexia, Diogo Antunes et Nicolão de Avila)[27], en 1589, toujours à Macao, sur ordre de Leonardo de Sá, évêque de Chine et du Japon[28]. Enfin, c’est à Macao qu’il sera publié, en 1590[29].
  2. L’ambassade Tenshō quitte le port de Nagasaki le 20 février 1582 (Colloquium I, p. 43)[30], à bord du navire du noble portugais Ignacio de Lima. Les premiers jours en mer sont difficiles (Colloquium II). Le périple commence mal : mer agitée, mal de mer, vomissements, peur de mourir. L’étape qui mène les émissaires de la terre du Japon à la terre de Chine n’est pas placée sous les meilleurs auspices et leur détermination est mise à rude épreuve. Les vents sont terribles, la mer déchaînée, les vagues gigantesques. C’est d’autant plus difficile à supporter physiquement qu’il s’agit pour la majorité d’entre eux d’un premier voyage en mer. Ce mal de mer est paradoxalement l’occasion d’évoquer le mal du pays. Il y a à ce sujet un échange assez intéressant entre les adolescents et Leo :

Leo : Je ne doute pas que lorsque votre estomac vous en a laissé le loisir, vous avez souhaité vous trouver dans votre propre pays, dans ce havre de paix qu’est notre forteresse, et que vous avez espéré ne jamais avoir eu à affronter les dangers inconnus de la mer.

Michael : Ceux qui se trouvent loin de chez eux et ont un travail très pénible doivent bien entendu penser de temps à autre à leur pays natal, mais pour autant ce n’est pas ce qui occupait nos pensées : nous voulions juste atteindre Macao le plus rapidement possible.

Martin : En aucune façon je n’ai été troublé par le souvenir de mon pays natal dans les moments de terrible mal de mer ou dans d’autres moments douloureux. Une douleur en chasse une autre ! Il est bien connu après tout qu’un malheur nouveau efface le précédent.

Mancio : De sorte qu’au final le mal de mer n’était pas sans utilité, puisqu’il libérait ceux qui en souffraient du mal du pays et de la peur du danger. Ceux parmi nous qui ne souffraient pas trop du mal de mer étaient terrassés par la peur de mourir, si bien que nous avions du mal à regarder la mer si violemment agitée par le vent ou bien le bateau si férocement menacé par les vagues. La mer de Chine et la mer du Japon sont peu profondes et parsemées d’îles, et les éléments s’y déchaînent bien plus violemment et bien plus fréquemment que dans les régions où la mer s’étend à perte de vue, sans îlot pour la briser, comme dans une immense plaine, comme ce fut le cas durant notre voyage de l’Inde vers l’Europe. Ainsi, c’est dans nos propres eaux que les bateaux sont susceptibles d’être le plus sévèrement malmenés[31].

  1. Finalement, après plusieurs jours d’une traversée chaotique, les éléments naturels se calment. Le navire atteint les côtes chinoises au bout de dix-sept jours de navigation et entre dans le port de Macao le 9 mars 1582 (p. 56). Le calendrier a été respecté : l’ambassade arrive le jour prévu et elle est chaleureusement accueillie par les frères jésuites.
  2. On pourrait penser que Macao n’est qu’une brève escale dans le voyage de l’ambassade, et pourtant, il n’en est rien : ils vont y rester dix mois avant de reprendre la mer. La principale raison avancée dans le De Missione — à travers les propos de Michael — concerne les conditions climatiques qui tardent à être réunies (« vents violents », « vagues féroces ») (p. 56). Quoi qu’il en soit, c’est l’occasion pour les membres de l’ambassade de vivre aux portes du Royaume de Chine pendant près d’une année.
  3. En effet, pour les raisons historiques qu’on connaît, Macao, qui se trouve bien géographiquement en Chine, est une ville à part. Comme l’explique Derek Massarella, les Portugais sont de plus en plus présents en Chine depuis les années 1510[32], pour des raisons diplomatiques mais surtout commerciales : « ils vont pratiquer le commerce de façon illégale jusqu’en 1555, puis en 1557 les autorités de Canton les autorisent à s’installer à Aomen [Macao][33] ». Macao devient un comptoir portugais, un port commercial, dont le statut est particulier : aussi est-il dès 1573 entouré de murs, pour la séparer physiquement du reste du territoire chinois[34]. À l’époque où les émissaires japonais atteignent Macao, la ville est une colonie portugaise depuis peu de temps. Michael présente dans le De Missione l’évolution de la situation des Portugais dans ce port chinois : « Les Portugais sont arrivés il y a quelques années dans ce port de Chine, où ils ont commencé à faire du commerce. Mais ils étaient plus ou moins cantonnés dans leurs bateaux, parce que les Chinois se montraient très suspicieux et vivaient dans la peur de perdre leur royaume. Peu à peu, cependant, les Chinois se sont habitués aux Portugais, leurs craintes se sont estompées et ils leur ont accordé un lieu dédié pour qu’ils puissent s’y installer et y construire des logements. C’est aujourd’hui devenu une ville de taille moyenne » (ColloquiumII, p. 56)[35].
  4. Ainsi, lorsque Leo demande à Michael de lui décrire la population de Macao, ce dernier lui répond sans surprise qu’on y trouve en grande majorité des Portugais, mais aussi des Chinois convertis au christianisme, et surtout de nombreux marchands (p. 56)[36].
  5. Les jésuites arrivent quant à eux à Macao dès 1557. Mais la plupart du temps, le port ne constitue pour eux qu’une escale sur la route du Japon[37]. Au départ, ils logent chez de riches marchands qui leur ouvrent la porte de leur résidence, avant d’obtenir en 1565 l’autorisation de construire un bâtiment dédié à la Compagnie de Jésus, une « humble et petite maison située près de l’hermitage Saint Antoine[38] » surnommée « Madre de Deus[39]». Une résidence plus spacieuse, avec un jardin et un verger, sera construite à la fin des années 1570 : les membres de l’ambassade japonaise y logèrent[40]. Valignano la décrit succinctement dans une lettre de 1579. Michael signale aussi un hospice où sont soignés les voyageurs étrangers épuisés par leur voyage jusqu’à Macao (coll. II, p. 57). Les membres de l’ambassade sont cantonnés dans cette ville, sans possibilité de pouvoir se déplacer pour découvrir les régions environnantes, et donc sans possibilité de découvrir la Chine en personne. Ils passeront dix mois à étudier en compagnie d’autres jésuites, à « lire, écrire, jouer des instruments de musique » (p. 57).
  6. L’ambassade finit par quitter Macao pour l’Inde, qu’elle atteint via le détroit de Singapour puis Malacca, sur le même navire que celui qui avait amené les voyageurs à Macao. Ils sont cette fois accompagnés d’un deuxième navire portugais (qui va heurter des récifs et perdre toute sa cargaison) et d’un bateau chinois (Coll. II, p. 59).
  7. Le voyage de retour de l’ambassade Tenshō, qui se déroulera des années plus tard, est narré dans le Colloquium XXXII (p. 401) et le Colloquium XXXIV. L’ambassade quitte le port de Goa le 22 avril 1588 (p. 415) avec le Visiteur Alessandro Valignano ainsi que dix-sept autres jésuites. Ils naviguent soixante-dix jours avant d’atteindre Malacca (soit plus du double de la durée habituelle) où ils restent douze jours, puis reprennent la mer durant vingt-neuf jours jusqu’à Macao, qu’ils atteignent le 28 juillet 1588[41]. Ils y resteront cette fois près de deux ans, pour diverses raisons : en l’absence de vents favorables à la navigation en mer de Chine en direction du Japon ; pour des motifs commerciaux (marchands qui désirent remplir leur cargaison au port de Canton avant d’envisager de se rendre au Japon) ; et enfin en raison des persécutions à l’encontre des jésuites au Japon (Colloquium XXXIV, 438). Les jeunes gens trouvent le temps long : ils n’ont jamais été aussi proches de leur pays natal, et pourtant ils sont cantonnés dans un petit port des mois durant, alors même que leur mission — visiter l’Europe — est terminée. D’après les recherches de Massarella, ils vont passer ces deux années à poursuivre leurs études, à étudier la musique, à pratiquer les arts, mais aussi à donner des cours de japonais à leurs frères jésuites européens, cours que Valignano aurait lui-même suivis pour parfaire sa maîtrise de la langue japonaise[42]. C’est là une preuve supplémentaire qu’à cette époque Macao n’est qu’une base arrière du Japon, et que c’est là que les jésuites sont préparés en vue de fouler la terre du Japon. Les émissaires quittent finalement Macao le 23 juin 1590 et arrivent à Nagasaki entre le 18 et le 22 juillet 1590, après un mois environ de navigation[43].

3. Représentation de la Chine

  1. Plusieurs passages du De Missione concernent la description géographique de l’Empire chinois, présenté comme « le plus vaste du monde » (p. 419), et décrit comme un pays agréable à vivre, très boisé et très bien irrigué (p. 423). C’est un pays fertile et opulent, composé de quinze provinces (p. 417), et dont les deux villes majeures sont Pékin et Nankin. Sa population est très dense, le pays impressionne par son nombre d’habitants. Pour aller dans ce sens, on estime la population chinoise aux alentours de l’an 1600 entre 150 et 289 millions de personnes[44]. Michael explique que la population se concentre essentiellement dans les villes (p. 418)[45] et dénombre plus de cent cinquante cités imposantes. Il y inclut Macao et Canton[46]. Il ajoute qu’une partie conséquente de cette population vit dans les régions côtières, au bord des fleuves et au bord des rivières, avec un nombre conséquent de personnes vivant dans des bateaux et non sur la terre ferme, ce qui pique sa curiosité (p. 419). Au niveau des denrées alimentaires, Michael explique qu’on trouve en Chine du blé et du riz (p. 423)[47] mais note une maigre variété de fruits comparé à l’Europe (p. 423), et surtout peu de vignes et donc peu de vin rouge, si ce n’est dans la région de Pékin (p. 423). Il note toutefois qu’on y trouve d’autres liqueurs « tout aussi agréables » (p. 423).
  2. Au niveau de la cartographie, Michael délimite l’accès à l’Empire chinois par l’île de Hainan à l’Ouest, et par la ville de Ningbo à l’Est (province du Zhejiang). Il explique avoir obtenu au cours de son voyage un exemplaire du Theatrum Orbis Terrarum (Colloquium XXXIV, p. 440) dans lequel sont imprimées des cartes géographiques du monde. Cet ouvrage, réalisé par le cartographe et géographe brabançon Abraham Ortell (Abraham Ortelius, 1527-1598) et publié en 1570, est considéré comme le premier atlas moderne. C’est l’occasion pour Michael de comparer les représentations du monde avec ce qu’il a vu au cours de son périple, en Asie plus particulièrement. Il est ainsi désagréablement étonné de la petite taille du Japon par rapport aux autres pays (p. 440), et entame un débat avec Leo sur l’authenticité des documents et la fiabilité des représentations. Il note que le « Royaume de Chine », comme il l’appelle, est immense, et qu’en outre les Chinois, eux aussi, contestent la cartographie européenne de leur pays :

Les Chinois, qui considèrent seulement la taille et non les mesures en degrés, se plaignent aux Pères de la petite échelle à laquelle leur royaume est représenté sur cette carte, car ils sont persuadés que le pays dans lequel ils vivent constitue la plus grande portion du monde[48].

  1. Mais que les Chinois se consolent, puisque l’Europe semble être aux yeux de Michael le plus petit des continents (p. 444) et qu’il explique :

Si les Chinois envisageaient des mesures en degrés, ils comprendraient qu’en réalité une plus grande superficie est accordée à la région chinoise qu’à l’ensemble des pays que sont l’Espagne, la France, l’Italie et l’Allemagne, ce qui est tout de même incroyable, étant donné que dans ces provinces on dénombre plusieurs royaumes et plusieurs juridictions, à savoir celles du Pape, de l’Empereur germanique, et des rois d’Espagne et de France[49].

  1. La question de la taille d’un pays paraît donc être pour les habitants du pays concerné une question de fierté, et, au-delà, un symbole de puissance. D’où le commentaire de Lino qui en conclut que l’empereur de Chine est sans doute le plus puissant du monde. Des propos aussitôt modérés par Michael, qui explique que la puissance d’un pays ne se limite pas à sa taille, mais qu’elle concerne aussi « la bravoure de ses soldats, la sophistication de son armement militaire, l’ampleur de sa flotte, sa stratégie militaire, la défense de ses villes, et d’autres choses pour lesquelles les Chinois sont nettement inférieurs aux Européens » (p. 443). L’honneur de l’Europe, de ses rois et du Pape est donc sauf…
  2. Plus étonnant : se basant sur l’observation de la constellation de la Grande Ourse lorsqu’il se trouve dans les pays traversés, Michael estime que la position du Japon et de la Chine est similaire à celle de l’Italie et de l’Espagne. Il en conclut : « ce n’est donc pas surprenant qu’il existe des similitudes sur certains points entre ces différentes régions » (p. 442) On peut penser qu’à première vue il fait uniquement référence au climat et à l’environnement, mais à ses yeux les similitudes ne se limitent pas à cela. Il explique :

Si on considère la qualité des céréales, de la viande, du poisson et autre pour nourrir les corps, mais aussi l’intelligence, la courtoisie et le degré de noblesse de nos peuples, alors notre pays, le Japon, est d’une certaine façon similaire à l’Europe[50].

  1. C’est sans doute là un argument supplémentaire pour montrer que comme ces civilisations se ressemblent, la Chine et le Japon peuvent s’avérer être des terres d’accueil favorables à la religion catholique.
  2. L’essentiel des informations concernant la Chine sont néanmoins données dans le Colloquium XXXIII, intitulé « Le Royaume de Chine, ses coutumes et son organisation administrative ». Ce que nous notons en préambule, c’est que les auteurs s’intéressent de façon presque exclusive au système politique, administratif et juridique de la Chine : contrairement au titre annoncé, il y est en effet peu question de coutumes. Cela est sans doute à relier à l’intérêt des Occidentaux porté à la Chine sur ces questions précises, intérêt partagé notamment par Valignano, qui a toujours fait l’éloge du système administratif chinois et qui écrivait déjà dans une lettre datée du 10 novembre 1588 à Claudio Aquaviva (1543-1615), alors Supérieur général de la Compagnie de Jésus, que la Chine semblait être une terre beaucoup plus propice à la religion catholique que le Japon[51]. Il est également intéressant de noter que ce chapitre est placé en fin d’ouvrage, et non au début, alors même que l’escale en Chine est la première sur la route de l’Europe. C’est certainement volontaire : nous sommes d’avis qu’il semblait indispensable de montrer les merveilles de l’Europe et d’en vanter les mérites avant de parler de l’Empire chinois, mais qu’il fallait néanmoins insister sur la Chine, qui était déjà pressentie comme la destination majeure de l’évangélisation du XVIIesiècle en Asie.
  3. Comme nous l’avons signalé plus haut, les impressions que les auteurs du De Missione nous livrent à propos de la Chine sont d’une part le résultat de leur expérience de vie à Macao durant plusieurs mois, et d’autre part la synthèse des récits qu’ils ont entendus à propos de la Chine de la bouche de marchands mais aussi de missionnaires rencontrés sur place (p. 416).
  4. Dans le De Missione, les membres de l’ambassade ont une vision d’une Chine développée, riche et prospère (p. 447), dont les habitants sont physiquement proches des Japonais, présentant « des yeux petits et enfoncés, et un nez retroussé et plat» (p. 87). Michael explique qu’ils s’habillent tous pareil et qu’ils portent de très longs cheveux, y compris les hommes, des cheveux qu’ils coiffent avec soin et relèvent en chignon avant de les recouvrir d’une coiffe (p. 423).
  5. Au niveau des faits historiques, on mentionne « l’ennemi tartare » (pp. 417-418) dont la Chine a réussi à repousser les assauts grâce à son imposant ouvrage de défense stratégique qu’est la Grande Muraille de Chine (p. 418)[52]. C’est d’après Massarella l’une des premières références européennes à cette construction monumentale, telle qu’elle a été reconstituée sous la dynastie des Ming[53]. Malgré ces dangers venus du Nord, la Chine du XVIesiècle est présentée comme un pays paisible, à la terre fertile, au climat agréable (p. 419). Pour toutes ces raisons, les personnes âgées voire très âgées y sont nombreuses (p. 420). Michael présente la Chine comme surpassant largement le Japon pour ce qui est de « la paix, la tranquillité, l’administration, la richesse et l’abondance », tandis que le Japon lui est supérieur « en science militaire, en grandeur d’esprit, en respect des convenances et de la courtoisie, en niveaux de noblesse » (pp. 447-448).
  6. On évoque rapidement la médecine chinoise, qui diffère de celle des Européens dans le sens où elle est essentiellement composée de décoctions d’herbes médicinales, comme au Japon, des remèdes qui se révèlent efficaces dans bien des situations (p. 420) et qui sont parfois envoyés au Japon, notamment le Radix Chinae (p. 422)[54]. On trouve surtout en Chine de nombreuses richesses : la terre est fertile en métaux, notamment l’or, envoyé en Inde et au Japon, et utilisé en Chine pour décorer le mobilier avec finesse (p. 420). On y trouve également de l’argent, mais aussi des parfums, du camphre et du musc, du coton produit en quantité (p. 422), et un peu de canne à sucre. Il est bien entendu question de soie chinoise, obtenue à partir de l’élevage de vers à soie (cocons du bombyx, p. 421). La soie est exportée vers l’Inde toute proche, mais aussi vers l’Europe, le Portugal notamment.
  7. Il est en outre question de la poudre à canon et des feux d’artifice (p. 424), des connaissances poussées en astronomie (p. 426), tous rapidement évoquéEt bien sûr de la porcelaine chinoise (p. 422), avec une référence à la ville de Jingdezhen, haut lieu de fabrication de la porcelaine blanche et bleue d’époque Ming que s’arrachent les Européens depuis le XVe siècle[55]. Michael écrit à son sujet qu’elle est la meilleure au monde : « Trois raisons à cela : sa pureté, sa beauté, et sa solidité. D’autres matières peuvent être évoquées, plus splendides et plus onéreuses, mais aucune n’est aussi exempte d’impuretés et aussi résistante » (p. 422) Il poursuit ses descriptions un peu plus loin : « La variété des peintures qu’on ajoute dessus, qui sont d’une couleur bien spécifique une fois sèches, contribuent grandement à la beauté des porcelaines. Le tout est parfois rehaussé d’or, si bien que la vaisselle est magnifiquement décorée » (p. 422)[56].

4. Les qualités du peuple chinois

  1. D’après les informations données dans le De Missione, les Chinois partagent une langue commune, mais avec des accents régionaux variés (p. 423). Néanmoins, une seule langue officielle est admise dans l’administration. Les Chinois sont doués pour les arts, domaine dans lequel ils « surpassent la plupart des nations d’Orient », notamment dans le travail de l’or, de l’argent, de la pierre et du bois. Ils sont habiles, travailleurs et diligents (p. 424). C’est une population obéissante, qui respecte les responsables locaux et l’Empereur (p. 423). Les magistrats sont loyaux envers le gouvernement, les lois sont appliquées et respectées (p. 423). Michael émet l’avis que c’est sans doute cette attitude de la population en général qui explique la tranquillité du pays (p. 423). Un passage est consacré à l’Empereur de Chine que, faute d’avoir atteint Pékin, nul jésuite n’a encore eu le privilège de rencontrer (p. 429)[57]. L’Empereur est présenté comme une personne vénérée et respectée dans tout le royaume (p. 429) et vivant dans un palais somptueux.
  2. Le peuple chinois est présenté comme un peuple pacifique, qui n’a pas l’ambition de conquérir le monde, et ce malgré une flotte importante, une armée forte et de bonnes connaissances en navigation :

Les Chinois ont atteint l’Inde par voie maritime, et ont conquis une partie du territoire, mais plus tard il y a eu un changement de politique et ils ont pris la décision de rester à l’intérieur de leurs propres frontières, pour éviter que le pouvoir du royaume ne se disperse dans de trop nombreux endroits et que, de ce fait, il s’affaiblisse[58].

  1. Michael est surtout admiratif de la philosophie et de la morale chinoises (p. 425). Il est impressionné par le goût des Chinois pour l’étude et pour les lettres, ainsi que par la place prépondérante que tiennent les Classiques dans l’éducation. Il écrit : « Les Chinois tiennent en haute estime l’art des lettres, qu’ils étudient avec une grande diligence et auquel ils consacrent une grande partie de leur temps, parfois leur vie entière » (p. 425). Il est impressionné par la dureté du système des examens chinois, sévère et exigeant, principale voie d’accès aux postes administratifs (pp. 425-426).
  2. Le reste du témoignage se concentre sur la politique et le gouvernement chinois, points qui semblent davantage intéresser son interlocuteur que les lettres et les arts (pp. 426-429). Pourtant, comme le note très justement Michael, les membres du gouvernement, les responsables locaux et les juges sont majoritairement recrutés par la voie des examens impériaux, de sorte que politique et littérature sont, dans la Chine des Ming, indissociables[59]. Quoi qu’il en soit, c’est dans l’art de gouverner que la Chine excelle. C’est même d’après Michael « son art principal » (p. 426)[60].
  3. Michael expose ensuite les cinq qualités morales des Chinois (p. 431), à savoir la courtoisie, la piété filiale, la gratitude, l’honnêteté et la prudence. Le peuple chinois est un peuple policé, avec des règles de courtoisie très strictes, voire pompeuses, par exemple au niveau des salutations :

La politesse chez eux est très différente de chez nous. Leurs règles de courtoisie peuvent être considérées sous deux angles principaux : entre personnes du même rang, et entre personnes de rangs différents. Si deux personnes de rang égal se rencontrent, elles restent debout, se penchent légèrement en avant, et joignent leurs mains en direction du sol. Elles font ce salut une, deux ou trois fois. Si la rencontre se passe entre une personne de rang supérieur et une personne de rang inférieur, alors la seconde se met généralement à genoux et met front à terre. Il y a des règles extrêmement précises concernant quand et combien de fois il faut faire ceci ou cela, mais ce serait trop fastidieux de les lister ici[61].

  1. Pour clore le chapitre, il est enfin question de religion (pp. 432-437). Michael explique :

La vraie religion ayant longtemps été inexistante au Royaume de Chine – où elle n’est toujours qu’à ses balbutiements – on peut dire que dans une certaine mesure, cette nation, qui se révèle par ailleurs fort ingénieuse, a toujours vécu dans l’erreur et dans l’ignorance de la vérité, qu’elle s’est fourvoyée dans des opinions variées et qu’elle a connu une multitude de sectes[62].

  1. Michael dénombre trois « sectes » principales : le confucianisme, le bouddhisme et le taoïsme. Il est bien informé à propos de ces trois sagesses, surnommées en chinois les « trois enseignements »[63]. Il explique que ces « sectes » existent en Chine depuis fort longtemps : 2 000 ans pour le confucianisme et le taoïsme, près de 1 500 ans pour le bouddhisme[64]. Mais il est vrai que même si le confucianisme est le plus influent de ces enseignements, par son développement au sein de la famille, de la société et des modèles de gouvernance, il ne s’agit pas d’une religion à proprement parler, et il n’y a pas de religion d’État dans le vaste royaume de Chine. Michael évoque ensuite les Sarrasins (p. 433), dont il qualifie la religion de « superstition » d’origine étrangère. Il est ensuite question de la religion chrétienne (pp. 434-437). Il évoque enfin François Xavier (1506-1552), précurseur en terre de Chine, « Apôtre des Indes », et le dur travail des jésuites qui lui emboîtèrent le pas[65].
  2. Michael finit son entretien en répondant à une question très orientée de la part de Leo, qui lui demande qui de la Chine et de l’Europe l’emporterait de son point de vue pour toutes les questions autres que la religion (pp. 436-437). Malgré toutes les louanges et descriptions positives qu’il vient de faire à propos de la Chine, Michael considère qu’elle est « de loin inférieure à l’Europe », qui, pour sa part, est « l’endroit le plus illustre du monde» (p. 436). L’Europe serait supérieure à la Chine en population et en nombre de villes, elle serait plus élégante dans son architecture, elle possèderait un sol plus fertile, un art militaire plus sophistiqué, elle serait supérieure sur les questions de gouvernance (soit tous les points précédemment cités avec admiration concernant la Chine). Michael termine ainsi son récit :

[…] Tout ce que vous avez entendu à propos du Royaume de Chine ne doit en aucun cas porter atteinte à la valeur et à la gloire de l’Europe, que j’ai avec dévotion amenée jusqu’à vous au cours de nos innombrables entretiens. De la même façon, je pourrais placer le Japon avant la Chine en ce qui concerne la noblesse et la discipline militaire, ce qui donnerait alors l’impression de plaider notre cause : mais tout cela est tellement véridique que personne ne pourrait me reprocher d’avoir un regard biaisé sur la question. Pour le reste en revanche, concernant la connaissance des lettres et de la nature, ainsi que d’autres choses utiles à notre vie et qui proviennent de marchandises qui parviennent jusqu’à nous, il est indéniable que nous sommes grandement redevables au Royaume de Chine[66].

  1. L’image que les auteurs du texte — à travers la voix de Michael la plupart du temps — nous donnent de la Chine est positive. Ils prennent soin d’en lister les points forts et les mérites, et passent sous silence les potentiels défauts. Le Royaume de Chine semble être à leurs yeux aussi noble au niveau des coutumes, de l’art des lettres et de l’administration qu’il est vaste d’un point de vue géographique.

5. L’apport du De Missione par rapport aux autres ouvrages d’importance

  1. Plusieurs ouvrages paraissent à la même époque sur la Chine. Le Royaume de Chine semble en effet susciter la curiosité et l’intérêt des Européens, et un discours assez uniforme se met en place autour de lui. Bien que notre travail concerne essentiellement le De Missione, il paraît donc important d’évoquer ces autres récits : cela nous permettra de mieux définir l’apport du De Missione sur le sujet qui nous concerne. L’image de la Chine et des Chinois véhiculée par le De Missione est à peu près similaire à celle renvoyée dans le Tractado em que se cõtam muito por esteso as cousas da China du dominicain portugais Gaspard de Santa Cruz, dans l’Historia de las cosas mas notables, ritos y costumbres del gran reyno de la China du prêtre augustin espagnol Juan González de Mendoza et dans les trois chapitres sur la Chine de l’Historia del principio y progresso de la Compañia de Jesús en las Indias orientales de Valignano, les trois ouvrages fondamentaux de l’époque[67]. Cependant, les sources sur lesquelles ils se basent diffèrent.
  2. Pour rédiger son Tractado, Gaspard de Santa Cruz s’est appuyé en partie sur le récit de son compatriote Galeote Pereira (1510? – ?), mercenaire et commerçant portugais qui vécut dans le sud de la Chine avant d’être capturé pour contrebande et de passer plus de dix ans en prison. Pereira avait en effet rédigé quelques années auparavant, entre 1553 et 1561, le récit de ses années en Chine, sous le titre Algumas coisas sabidas da China :

Ce traité fut fondamental, puisque sur lui se basèrent les auteurs qui écrivirent sur ce pays, comme le père Gaspar da Cruz, qui s’en inspira largement dans son Tractado das coisas da China. Le manuscrit original n’a pas été retrouvé, nous n’en connaissons qu’une copie faite par les jésuites de la Compagnie de Jésus, qui l’envoyèrent à Rome, en 1561. Il a également été traduit en langue italienne (Venise, 1565) et anglaise (Londres, 1577) et fait partie de deux collections de récits de voyages (celle de Richard Haklyut, Londres, 1598-1600; et celle de Samuel Purchas, Londres, 1625) [68].

  1. Stéphanie De Jésus voit dans le Algumas coisas sabidas da China autant que dans le Tractado une vision idéalisée et utopique de la Chine :

Des auteurs portugais comme Fernāo Mendes Pinto[69], Gaspar da Cruz et Galiote Pereira ont vu par exemple dans la société chinoise un modèle à suivre. Dans leurs récits nous assistons à un autre type d’expression de la pensée utopique qui consiste à idéaliser certains aspects d’une société, en donnant dans le récit que l’on fait d’elle de l’importance à ces derniers, motivant ainsi la reconnaissance de leurs qualités et donnant de cette société une image positive. Ces récits et leurs manières de décrire la Chine ne laissent au lecteur d’autre choix que d’avoir une image très positive de celle-ci. Le lecteur est forcé de sentir toute l’admiration que l’auteur a pour la Chine et est incontestablement poussé à partager cette admiration, car comme l’auteur, le lecteur a besoin de croire à des lieux idéaux, des lieux proches du paradis. C’est d’ailleurs pour cette raison que ces récits continuent encore aujourd’hui, soit cinq siècles après qu’ils aient été écrits, à fasciner ceux qui les lisent[70].

  1. Mendoza pour sa part rédigea l’Historia de las cosas mas notables à la demande de Grégoire XIII, et s’inspira en partie du Tractado précédemment cité, mais pas seulement :

Mendoza suivait les sources portugaises et espagnoles fondées sur les récits des navigateurs et les relations indirectes recueillies des Chinois établis dans l’Océan indien, le Tractado as cousas da China du dominicain Gaspar da Cruz et le Discurso de las grandezas del reino de la China (Séville, 1577) de Bernardino de Escalante[71], lui-même adapté de notes de Barros[72] [73].

  1. L’Historia de Mendoza connut un immense succès en Europe et fut traduite en plusieurs langues, notamment en français. Jean Balsamo résume ainsi l’image de la Chine donnée par Mendoza dans son ouvrage :

Mendoza […] décrivait une Chine physique, son climat, sa fertilité et ses lieux, il examinait ensuite ses rites religieux, nuptiaux et funéraires, parcourait enfin son ordre social et ses mœurs. Une seconde partie de l’ouvrage, anecdotique, faisait le récit des tentatives missionnaires de ses confrères augustiniens Rada et Marin et des observantins. Séduits par une nouveauté que le traducteur s’était efforcé dans sa préface de rendre crédible et qui était somme toute moins incroyable que ce que Pline et les Ecritures avaient pu dire à propos d’autres contrées, les Français durent lire avec un mélange de plaisir et d’amertume le livre de Mendoza qui leur révélait, au moment où eux-mêmes étaient pris dans l’anarchie des guerres civiles, l’existence d’un Empire en paix dans l’ordre de ses lois, d’une « nation réputée sage et prudente au fait d’estat [sic] » et sur laquelle les Espagnols avaient l’ambition d’étendre leur domination[74].

  1. Tout comme le De Missione, le Tractado de Cruz et l’Historia de Mendoza donnent donc une image positive de la Chine, ce royaume riche et fertile dont on admire le degré de civilisation, le goût pour les lettres, et surtout l’administration[75].
  2. Dans l’Historia del principio y progresso de la Compañia de Jesús en las Indias orientales de Valignano, que nous avons présentée plus haut, les prises de position de l’auteur concernant la Chine sont également très affirmées. Il écrit notamment :

Le royaume de la Chine est tellement différent des autres royaumes et nations de tout cet Orient, tant dans le caractère des gens et de leurs coutumes, que dans la qualité et la fertilité de la terre, qu’il ne ressemble presque en rien aux autres et qu’il les dépasse tous, et c’est le plus important et le plus riche de tout l’Orient ; et il ressemble beaucoup, en certains points, à l’Europe, pour l’abondance et la richesse, dans lesquelles parfois il la dépasse. Et, bien que les Chinois ressemblent aux Japonais, pour la blancheur, la physionomie du visage et la finesse de la compréhension, ils en diffèrent sur tous les autres points, sur la qualité de la terre, la nature, les mœurs et manières de vivre, qu’il semble qu’ils se sont étudiés exprès les uns les autres de sorte qu’ils ne se ressemblent en rien, et sont opposés en tout[76].

  1. Lorsque Valignano donne aux quatre jeunes adolescents japonais, avant leur départ, une copie des trois chapitres de son Historia consacrés à la Chine, en leur recommandant de les lire, c’est qu’il souhaite déjà influencer l’image qu’ils pourraient se faire du Royaume de Chine :

Le fait que [Valignano] souligne la possibilité d’une lecture séparée des trois chapitres éclaire la manière dont s’opère la mise en circulation d’entités géographiques distinctes. Ce processus est relayé par la multiplication des impressions des lettres de la mission, où Japon et Chine sont certes régulièrement associés dans la construction des extrémités de l’Orient, mais de plus en plus clairement distingués[77].

  1. Comme le signale Manel Ollé, les informations sur la Chine rapportées par Valignano dans son Historia lui ont été en grande partie transmises par Michele Ruggieri (1543-1607)[78], Matteo Ricci (1552-1610)[79] et Francesco Pasio (1554-1612) qui séjournèrent à Macao avant de pénétrer sur le territoire chinois. Ces trois jésuites avaient une grande connaissance de la Chine, de sa culture et de sa langue[80]. L’expérience des premiers missionnaires jésuites ambitionnant d’évangéliser la Chine est également rapportée, notamment celle de François Xavier[81] : « La Chine occupe [dans l’Historia de Valignano] une place relativement inattendue si l’on considère que la trame du texte consiste en une narration de la vie de François Xavier. Mais c’est précisément en rapport avec ce dernier, pour faire mesurer à son lecteur le danger que représente la Chine, que ces trois chapitres sont écrits[82]». Cependant, malgré ses motivations premières, Valignano se montre très élogieux envers la Chine, ses mœurs, sa politique, son économie, sa terre fertile, la diligence de son peuple et son caractère pacifique. Comme le commente Antonella Romano : « Si on est bien ici dans la lignée de Gaspar da Cruz ou de Mendoza — il n’a pas pu lire le livre de ce dernier qui n’est pas encore publié —, on doit cependant remarquer une nouvelle fermeté de l’affirmation, renforcée par la nature du texte, plus synthétique que les histoires ou traités précédents[83] ».
  2. Qu’en est-il pour le De Missione? Le lien entre les chapitres consacrés à la Chine dans l’Historia del principio y progresso de la Compañia de Jesús en las Indias orientales et ceux du De Missione sont manifestes et attestés[84] : Valignano, auteur du texte original en espagnol du De Missione, reprend pour son chapitre sur la Chine des textes antérieurs qu’il a lui-même rédigés à partir d’informations et de récits transmis par les trois jésuites italiens précédemment cités. Malgré tout, des nuances sont notables entre le texte de 1583 et le De Missione de 1590, comme si Valignano avait tenu à mettre à jour les informations sur la Chine, toujours en se basant sur les informations complémentaires transmises par des jésuites ayant séjourné en Chine entre temps, Matteo Ricci en particulier :

[…] upon comparing these texts, an evident advance in the refinement of the perception and comprehension of several aspects of Chinese reality are detected in the discussion of 1590. This is seen for example in the higher attuned consideration of aspects of religion and thought in China. Matteo Ricci’s stay in the interior of China was extended to more six years and this reaped his many results. The consciousness of change of perception is manifested by Valignano himself when he expressed his willingness in 1588 to delay publication specifically because of his desire to actualize the perception of China that he had put forth in it in 1583 : «Many things must be muted in the chapters dealing with China ; it would be best if it is not printed by any means (…)»[85].

  1. Contrairement aux siècles antérieurs, nous n’avons par conséquent plus affaire à des récits de voyageurs et de commerçants, mais à des récits de missionnaires catholiques dont l’ambition est d’évangéliser la Chine. On retrouve ainsi dans le De Missione la même vision positive et idéalisée de la Chine que dans le Tractado. Les défauts attribués aux Chinois dans certains témoignages antérieurs — notamment concernant les supplices chinois et les malheurs de la première ambassade portugaise menée par Tomé Pires — sont volontairement passés sous silence : il faut susciter l’intérêt et l’émerveillement, et non l’effroi. Il ne faut pas brosser le portrait d’un pays étrange mais d’un pays différent, qui a de nombreux atouts sur le plan culturel et politique. Avec les textes des jésuites, la Chine fait l’objet d’une vision « essentiellement différentielle », mais positive[86]. Comme le signale Massarella dans son introduction, l’unique traduction partielle du De Missione disponible en anglais à la fin du XVIesiècle concerne justement le chapitre XXXIII sur la Chine[87], comme si ce chapitre devait être perçu comme le témoignage apporté par les jésuites en cette fin de XVIe siècle sur la Chine, en réponse au Tractado des Dominicains et à l’Historia des Augustins précédemment cités[88].
  2. Le principal reproche qui est fait à la population chinoise dans le De Missione concerne son idolâtrie et ses superstitions, ainsi que son ignorance face à la spiritualité. Comme l’écrivait déjà Valignano dans le dernier chapitre consacré à la Chine de son Historia del principio y progresso de la Compania de Jesus en las Indias orientales: « puisqu’il leur manque la chose principale, qui est la connaissance de Dieu et de sa sainte loi, l’ordre et la prudence qu’ils ont dans leur gouvernement ne suffisent pas à éviter à la Chine des désordres nombreux et très graves.[89] » Le fait de clore le De Missione sur ces passages exaltés à propos de la Chine constitue à ce titre l’envoi d’un signal fort concernant l’ambition des jésuites d’évangéliser le territoire chinois, avec l’idée de sauver le peuple chinois de ses péchés et de son ignorance en lui apportant la foi chrétienne.

Conclusion

  1. Paradoxalement, si le De Missione a pour but affiché de montrer les splendeurs de l’Europe aux séminaristes japonais[90], à travers le témoignage de quatre jeunes adolescents japonais, c’est davantage la Chine — plutôt que le Japon — qui semble être l’objet des préoccupations des auteurs. La Chine apparaît même, dans une certaine mesure, comme le pendant positif du Japon, dénigré dans plusieurs passages, ce qui peut paraître étonnant pour un ouvrage destiné à être étudié par des Japonais : « In de Missione, Japan emerges negatively not only when compared to Europe but in relation to China, its traditional model[91] ». Nous pouvons donc affirmer que la Chine occupe de toute évidence une place centrale dans les projets d’évangélisation des jésuites et voit son destin rattaché à celui du Japon :

La présence japonaise sur la scène romaine au milieu des années 1580, même si elle est orchestrée sur un mode exclusif par la Compagnie de Jésus — mais peut-être faudrait-il plus simplement dire par le visiteur général de la province jésuite d’Orient — ne s’oppose pas à l’émergence du paradigme chinois, au contraire. C’est depuis le Japon et la mesure du progrès de la christianisation dans l’archipel que, lentement, s’impose l’option chinoise, entre 1580 et 1590 : ni concurrente, ni substitut. L’ambassade japonaise vise à déployer une opération à la hauteur de ces enjeux, à savoir trouver les hommes et les fonds nécessaires à l’évangélisation de l’Asie. Le point de vue construit depuis cette perspective, entre Nagasaki et Macao, est profondément réaliste : si conquête il doit y avoir, elle ne sera que spirituelle[92].

  1. En offrant de la Chine un portrait flatteur, la plupart des textes qui paraissent en Europe sur la Chine en cette fin de XVIe siècle renforcent le caractère judicieux de ce projet d’évangélisation. On le constate très nettement dans le De Missione, et plus tard dans les écrits de Matteo Ricci. Faisant un parallèle avec le principe d’accommodation culturelle — prôné par Valignano puis par Matteo Ricci — Mathieu Bernhardt parle « d’accommodation textuelle visant à adapter le discours sur la Chine et la mission [jésuite] aux attentes des lecteurs européens[93] ». Il explique la tâche difficile de tout jésuite en mission d’évangélisation en Chine, avec un enjeu qui ne se joue pas forcément en terre étrangère :

Pris en tenaille entre les exigences de la société chinoise et celles des autorités romaines et de l’ensemble de l’Europe chrétienne, le jésuite se trouve dans une sorte de middle ground — d’espace de négociation interculturelle — qui le contraint à déployer un double mouvement accommodatif, dont le versant européen a été complètement négligé par les chercheurs. Il existe ainsi une sorte de symétrie entre les pratiques missionnaires d’une part, et les pratiques discursives au sein de la Compagnie de Jésus de l’autre, et le corpus riccien en fournit sans doute l’un des meilleurs exemples. De même que Ricci avait conscience du fait que le christianisme, pour être accepté en Chine, devait être contextualisé (c’est-à-dire sinisé, voire confucianisé), il savait que Rome, ignorant tout des choses de la Chine, exigerait des explications sur la lenteur des conversions, sur les activités scientifiques et sociales effectuées par les missionnaires au détriment de la prédication, et surtout, sur l’autorisation concédée aux futurs convertis de perpétuer leurs pratiques rituelles ancestrales[94].

  1. Ainsi, les jésuites ne furent pas les seuls à accommoder leurs récits : leur corpus fit lui aussi « l’objet d’accommodation de la part de la Compagnie de Jésus, comme des politiques s’appuyant sur lui pour justifier leurs dessins territoriaux[95] ».
  2. Quant à Macao, qui eut un rôle fondamental à jouer dans l’entreprise de Valignano et dans la publication du De Missione, son importance fut de premier ordre dans les projets d’évangélisation du royaume de Chine par les jésuites, et ce dès la fin du XVIe siècle[96]. La contribution de Valignano fut elle aussi importante : très tôt convaincu que l’entreprise d’évangélisation serait plus aisée en Chine qu’elle ne l’avait été au Japon, il fit venir à Macao plusieurs jésuites, notamment Michele Ruggieri — qui arriva à Macao en 1579 — puis Matteo Ricci — qui arriva à Macao en 1582 — aux destins hors du commun que l’on connaît. Ils furent priés dans un premier temps d’étudier la langue et la littérature chinoises, afin d’appliquer au mieux le principe d’inculturation prôné par Valignano[97]. Ce dernier fondera plus tard, en 1594, toujours à Macao, le Collège de Saint-Paul, célèbre institution où furent formés un nombre considérable de jésuites dans l’apprentissage des langues et cultures chinoises et japonaises, et où furent également formés au latin et à la théologie des Chrétiens de Chine et du Japon[98]. Deux des membres de l’ambassade Tenshō y furent d’ailleurs envoyés en 1601 pour parfaire leur formation, Mancio Ito et Julian Nakaura : ils y restèrent trois années[99]. C’est enfin au Collège Saint-Paul que Valignano rendit son dernier soupir, le 20 janvier 1606, ce qui lia pour l’éternité le Visiteur à la ville de Macao. Il fut enterré dans l’Église de Saint-Paul (Église de la Mère-Dieu). Martin, l’un des quatre membres de l’ambassade Tenshō, quitta lui aussi le Japon en 1614 et s’exila à Macao, où il mourut en 1629. Il fut enterré dans la même église que Valignano[100], qui mourut avant d’avoir pu concrétiser son ultime projet : « réaliser le voyage projeté en Chine, visiter les prometteuses missions de ce pays et encourager en personne les missionnaires qui y [étaient] engagés[101]».

 Références bibliographiques

Sources imprimées

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Lettres édifiantes et curieuses de Chine par des missionnaires jésuites (1702-1776). Chronologie, introduction, notices et notes par Isabelle et Jean-Louis Vissière, Coll. « Garnier-Flammarion », 1979.

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[1] Solange Cruveillé est sinologue et Maître de conférences en Langue et littérature chinoises à l’Université Paul-Valéry Montpellier III. Courriel : solange.cruveille@univ-montp3.fr. Signature institutionnelle : Univ Paul Valéry Montpellier 3, ReSO EA 4582, F34000, Montpellier, France.

[2] Valignano cherche alors des moyens d’améliorer la situation difficile des jésuites au Japon. Il rédige à ce titre le Sumario, un traité qu’il aurait achevé en 1581 (l’unique manuscrit préservé est cependant daté de 1583). Correia explique à propos des idées de Valignano sur le Japon : « Il était fondamental de créer un climat d’harmonie avec la société japonaise, en sorte que celle-ci ne vît pas la Compagnie comme un corps étranger ou hostile. D’après le Visiteur, un changement d’attitude était une obligation pour qu’ultérieurement les chrétiens japonais pussent se sentir intégrés. Il importait de bien voir que les convertis vivaient immergés dans un cadre culturel et social antérieur à l’arrivée du christianisme. » (Correia 2012, p. 272). Pour une présentation et une traduction en français du Sumario, voir Valignano 1990. Pour une monographie sur la présence des jésuites au Japon et les positions de Valignano, voir Moran 1993. Pour une présentation détaillée du projet d’ambassade, ses objectifs, son déroulement et ses résultats, voir Moran 1993, pp. 6-19.

[3] Voir à ce sujet Massarella 2005, pp. 330-331 et p. 339. Voir aussi l’ouvrage de Cooper 2005. Voir enfin Bernard 1938, pp. 379-380.

[4] Romano 2016, p. 93. Mancio Itō était le représentant principal de l’ambassade. Comme le précise Joseph Moran en se basant sur le Apología de Valignano paru en 1598 : « Hara Martinho and Nakaura Juliāo went not as legates but as companions of the two legates, but they too were of the nobility. » (Moran 1993, p. 15)

[5] Moran 1993, p. 107. C’est Valignano lui-même qui donna pour instruction aux adolescents japonais de noter leurs impressions au cours de leur voyage. Elles ne furent cependant jamais publiées dans leur version originale authentique (Massarella 2005, p. 337). Voir aussi Massarella 2012, pp. 21-22.

[6] Nous utiliserons par la suite la forme abrégée du titre de cet ouvrage : « De Missione ».

[7] Moran 1993, p. 107.

[8] Sande, Duarte de S. J. 1547-1600, De missione legatorum Iaponensium ad Romanam curiam, rebusq; in Europa, ac toto itinere animaduersis dialogus... / ab Eduardo de Sande Sacerdote Societatis Iesu. – In Macaensi portu : in domo Societatis Iesu, 1590, 412 p.  at http://purl.pt/15122 (consulté le 2 septembre 2018). Voir aussi le scan mis en ligne par l’Université de Séville at https://archive.org/details/ARes71522/page/n21 (consulté le 10 octobre 2018).

[9] Massarella 2012.

[10] Voir à ce sujet Garry 1970, pp. 37-38.

[11] Citons L’Histoire des Mongols appelés par nous Tartares du franciscain italien Giovanni dal Piano dei Carpini (Jean de Plan Carpin, 1182-1252), le Voyage dans l’Empire mongol du franciscain flamand Guillaume de Rubrouck (1210 ?-1293 ?) et la Description du monde (Il Milione) de Marco Polo (1254-1324).

[12] Vermander 2012, p. 15.

[13] Ibidem.

[14] Didier 1998, pp. 28-29.

[15] Hsia 2017, p. 67.

[16] Romano 2016, p. 86.

[17] Dans le reste du De Missione, un autre cousin, nommé Lino, est présent dans les entretiens. Comme le précise Massarella (op.cit. p. 9) : « Leo and Lino are described respectively as “brother of the king of Arima” and “brother of the prince of Ōmura, both of whom are cousins of Michael on their fathers’ side” who had “never been out of Japan”. They were indeed historical persons and Michael’s cousins. Leo was Arima Sumizane (or Matazaemon), younger brother of Arima Harunobu, and Lino was Ōmura Suminobu, a son of Ōmura Sumitada and younger brother of Ōmura Yoshiaki, Sumitada’s heir. »

[18] Bernard 1938, p. 87.

[19] Romano 2016, p. 95.

[20] Massarella 2012, p. 8. Le protestantisme notamment fait l’objet de censure, même s’il est évoqué dans le De Missione, où il est présenté comme une hérésie (Massarella 2005, p. 330 et p. 338). Les passages à propos de la situation économique, sociale et politique en Europe sont par ailleurs considérés comme « subjectifs » par les chercheurs (Massarella 2005, p. 338). On peut penser que s’il y a une forme de censure et que l’image de l’Europe est volontairement biaisée dans le De Missione, c’est sans doute également le cas concernant le Royaume de Chine.

[21] Bernard 1938, p. 379. Il y a une controverse au sujet de l’identité réelle de l’auteur du De Missione, certains chercheurs penchant pour Valignano, d’autres pour Duarte de Sande (notamment Costa Ramalho, le traducteur de l’ouvrage en portugais) (voir notamment Ramalho 1995). Après une étude approfondie de la question, et notamment l’analyse de la correspondance des deux hommes avec leurs supérieurs, Joseph Moran est arrivé à la même conclusion que Henri Bernard : Valignano en est le véritable auteur (voir à ce sujet Moran 2001). Massarella vient étayer cette théorie lorsqu’il écrit qu’il voit derrière Michael l’alter ego de Valignano (Massarella 2005, p. 340). Nous nous rangeons aussi du côté de cette attribution de paternité, reconnaissant toutefois qu’en tant que traducteur, Duarte de Sande a largement contribué à la rédaction de l’ouvrage, sans compter sa part active dans la mise en forme du récit (sous forme de dialogues), sur les instructions de Valignano (voir Bernard 1938, pp. 381-383).

[22] Ibidem, p. 379.

[23] Romano 2016, p. 100. Voir aussi Massarella 2012, pp. 20-21.

[24] Même si Macao est un comptoir portugais et que l’accès au territoire chinois est difficile — les membres de l’ambassade y seront cantonnés sans possibilité de voyager librement en Chine — Macao se trouve néanmoins géographiquement situé en terre chinoise. Par ailleurs, les chapitres du De Missione qui nous intéressent sont principalement consacrés au « Royaume de Chine », et non au comptoir portugais de Macao (le chapitre XXXII plus particulièrement).

[25] Vermander 2012, p. 15. La porte entre Macao et le reste du territoire chinois est cependant sévèrement gardée et il reste très difficile de pénétrer en Chine.

[26] Massarella 2012, p.  35, note 1.

[27] Bernard 1938, p. 380.

[28] Massarella 2012, p. 36.

[29] Ibidem p. 35.

[30] Dans la suite du texte, l’auteur prendra soin de donner entre parenthèses, pour chaque passage du De Missione concerné, les pages de la traduction anglaise de référence.

[31] Colloquium II p. 54. Sauf mention contraire, toutes les traductions insérées dans le présent article (de l’anglais vers le français) sont de l’auteur.

[32] Martinière 1994, p. 65 : « La Chine du Sud, celle de Canton, connut ainsi ses premiers contacts directs avec les Portugais vers 1513 et 1515 grâce à Jorge Alvares et ses compagnons. Pouvait-il en être autrement puisque les jonques chinoises fréquentaient régulièrement le port de Malaisie ? Outre les feuilles de bétel que mâchaient traditionnellement les Indiens, les Portugais étaient ainsi parvenus en accès direct aux lieux de cultures de l’opium, du musc, de la rhubarbe, du camphre, du benjoin : parfums, onguents, aromates, drogues de toutes sortes à usage de médecine s’ajoutaient aux épices. » Voir aussi Cordier 1911, pp.  512-524. Comme le fait remarquer Hugues Didier, les contacts officiels entre Chinois et Portugais s’avèrent toutefois tragiques en ce début de siècle, notamment pour la première ambassade portugaise, parvenue non sans mal à Pékin en 1520 : « les envoyés du Portugal [furent] traités en criminels, emprisonnés puis exécutés, à l’exception de trois hommes qui ne purent témoigner des malheurs advenus à l’ambassade que treize ans après, en 1534. Bien mauvais début ! Pendant trente ans, de 1522 à 1552, les relations sino-portugaises se limitèrent à des activités de contrebande dans la région de Canton. Elles se développèrent ensuite lorsque les navigateurs venus d’Occident surent nouer des liens avec les pirates de la région et surtout s’imposer comme intermédiaires commerciaux avec le Japon. Ces mésaventures aident à comprendre pourquoi les textes portugais s’étendent au moins autant sur le monde carcéral chinois que sur la nature et les activités de la minorité musulmane. Grâce à eux nous savons tout sur les interrogatoires, les jugements, les supplices, les cachots et les cangues. Un des rares survivants de la première ambassade, Cristóvão Vieira, fit une description horrible d’un bourreau cannibale. Il est à peine exagéré de dire que pendant tout le XVIe siècle, la connaissance de la Chine en Europe passe par les captifs. » (voir Didier 1998, pp.  26-27). Les malheurs de cette première ambassade contribuèrent grandement à véhiculer de la Chine une image très négative. Voir à ce sujet Girard & Viegas 2013.

[33] Massarella 2012, p.  56 note 4. Henri Cordier explique les raisons qui ont poussé le gouvernement chinois à accepter la présence des Portugais à cet endroit : « Quelques historiens prétendent que les Portugais, ayant aidé les autorités chinoises du Kouang-Toung à détruire les innombrables pirates (ladrone) qui désolaient l’estuaire de la rivière de Canton, obtinrent la permission de s’établir dans la partie de l’île de Hiang-chan 香山, consacrée à la déesse A-ma, dont le port A-ma-ngao亞媽澳 ou Ngao-men 澳門 est l’origine du nom de Macao. » (Cordier 1911, pp.  524-525). Henri Cordier cite plus loin un passage de l’Histoire de la Chine du Père de Mailla (chapitre XI) : « Macao est une petite île remplie de rochers qui la rendent difficile d’accès : elle servait autrefois de retraite aux pirates qui désolaient les côtes voisines. Les Portugais qui allaient aux Indes, ayant abordé à l’île de Sancian, pour commercer avec les Chinois, et la trouvant déserte, bâtirent sur la plage quelques cabanes, qui leur servaient d’abri en attendant leur cargaison ; aussitôt que leurs vaisseaux étaient chargés, ils remettaient à la voile [sic], abandonnant ainsi leurs petites habitations. Le gouvernement chinois qui avait à cœur de détruire les écumeurs de mer, proposa de leur céder Macao, à condition d’en chasser les pirates : ces étrangers saisirent cette occasion de s’établir en Chine, et quoiqu’inférieurs en nombre aux brigands, ils vinrent à bout de les expulser et formèrent une bourgade très peuplée.» (Ibidem p. 526). Voir aussi Description de la Chine du Père Du Halde (chapitre 1 p. 234) ; Voyage aux Indes et à la Chine de Sonnerat (1782, chapitre II, pp.  6/7) ; Voyage commercial et politique aux Indes Orientales de Félix Renouard de Sainte Croix (1810, chapitre III, pp.  70/1). Les sources chinoises confirment ces faits. Voir notamment Chang 1933, pp.  44-45, cité in Lévy 1998, p. 12.

[34] Malatesta 1994, p.  35. André Lévy explique : « Sans doute y avait-il dans le souci des autorités à ne pas laisser les Portugais remonter plus au nord, l’inquiétude de les voir s’allier à de puissants chefs de pirates chinois. En dépit de la mobilité de leurs navires et de leur puissance de feu, les Portugais étaient trop peu nombreux pour déstabiliser un Etat organisé qui avait une longue expérience de la lutte contre la piraterie. Le modus vivendi de l’installation à Macao était de nature à satisfaire les deux parties. En n’ouvrant que la seule fenêtre de Canton, l’administration chinoise maintenait le cordon sanitaire sans se priver de la manne économique d’un commerce extérieur favorable. Le risque d’une conquête du pays par la mer, sans aucun précédent, devait lui paraître impensable. » (Lévy 1998, p. 18).

[35] Martinière 1994, p. 75 : « [… le développement du comptoir connut son « âge d’or » entre 1580 et 1600, autour d’activités commerciales intenses. Macao rivalisa alors avec la capitale officielle du Gouvernement des Indes, Goa, et reçut en 1586 le nom de « Cidade do Nome de Deos na China » ». Macao restera une colonie portugaise pendant près de 400 ans. Depuis 1999, elle est devenue, au même titre que Hong Kong, une Région Administrative Spéciale de Chine.

[36] Pour avoir une idée de la population locale de l’époque, on peut s’appuyer sur le témoignage du Père Luís Teixeira qui écrit en 1568 que 6 000 chrétiens environ vivent à Macao, ce qui représente un nombre important (Pires 1999, p. 30).

[37] Ibidem.

[38] Ibid.

[39] Witek 1999, p. 54.

[40] Amaro 1999, p. 113.

[41] Massarella note une certaine confusion dans les dates (Massarella 2012, p. 145, note 2).

[42] Massarella 2012, p. 440, note 1.

[43] Ibid. p. 438, note 1, citant Fróis 1984, pp.  186-188. Du même auteur et sur le sujet qui nous intéresse présentement, voir aussi Fróis 1942. Joseph Moran précise à propos du retour de l’ambassade au Japon : « There was a tremendous welcome for them at Nagasaki, joyful reunion with families, including the daimyō of Arima and Ōmura, relief among the Christians, and hopes that the coming of the Visitor signaled an end to the fear and harassment they had suffered since 1587, when Toyotomi Hideyoshi had issued edicts expelling all the missionaries and proscribing Christianity. » (Moran 1993, p. 16)

[44] Mote & Twitchett 1998, 8, p.  14, pp. 436-439.

[45] Jean-François Vergnaud explique que sous la dynastie des Ming « environ un sixième de la population vivait dans des centres urbains ou à forte concentration humain. » (Vergnaud 1998, p. 36).

[46] Les grandes villes se développent en Chine avec ampleur dès la dynastie des Song (960-1279). Comme le relève Jean Chesneaux : « [L’essor commercial], particulièrement sensible dans le bassin du Yangzi, au Sichuan et sur les côtes du Sud-Est, provoque le développement de grosses agglomérations urbaines dans l’intérieur et de ports très actifs sur les côtes du Fujian et du Zhejiang (Quanzhou, Fuzhou, Wenzhou), d’où sont exportées principalement des céramiques chinoises et où sont importés des produits de luxe. La civilisation du XIe au XIIIe siècle en Chine est une civilisation typiquement urbaine […] » (Gernet 1998, p. 184).

[47] Comme l’explique Jean-François Vergnaud : « Contrairement à une autre idée convenue, en dehors des catastrophes, les Chinois furent pendant les cinq ou six derniers siècles de l’empire, les individus les mieux nourris d’Asie, et peut-être même du monde. » (Vergnaud 1998, p. 36).

[48] Massarella 2012, pp. 442-443.

[49] Massarella 2012, p. 443.

[50] Massarella 2012, p. 442.

[51] Massarella 2012, p. 416, note 1.

[52] Sur les invasions tartares et les témoignages des missionnaires à ce sujet, voir Romano 2016, pp. 179-260.

[53] Massarella 2012, note 1 p. 418.

[54] Traditionnellement utilisé pour soigner – entre autres maux – la syphilis. C’est un fait avéré que les jésuites avaient souvent recours aux remèdes chinois dans leurs dispensaires en Asie, et qu’ils en ont régulièrement vanté l’efficacité. Voir à ce sujet Amaro 1999, pp. 111-129.

[55] Massarella 2012, note 3 p. 422.

[56] Pour des ouvrages sur la production de porcelaine chinoise à cette époque, voir Julien 1856 et Pierson 2013 (voir plus particulièrement les chapitres 1 et 2).

[57] Le premier sera Matteo Ricci, en 1598.

[58] Massarella 2012, p. 424. C’est principalement au XVe siècle, sous les règnes des empereurs Yongle 永樂 (r.1402-1424) puis Xuanzong 宣宗 (r.1425-1435) de la dynastie des Ming, que la Chine lança de grandes expéditions maritimes. L’amiral chinois le plus célèbre fut l’eunuque Zheng He 鄭和 (1371-1433), qui commanda sept expéditions d’envergure entre 1405 et 1433, en Asie du Sud et du Sud-Est, au Moyen-Orient et jusqu’aux côtes de l’Afrique orientale (Mozambique), dans des buts commerciaux et diplomatiques (voir à ce sujet Gamarra 2000). C’est à Ma Huan 馬歡, interprète et compagnon de route de Zheng He, que nous devons le récit détaillé de ces expéditions, sous le titre Ying ya sheng lan 瀛涯勝覽 (Merveilles des Océans) (voir Ma Huan 1433). L’expédition de 1421 suscite particulièrement l’attention des chercheurs : d’aucuns estiment en effet qu’à cette occasion la flotte chinoise aurait atteint le continent américain, soit 71 ans avant Christophe Colomb (voir à ce sujet Menzies, 2007). Les expéditions maritimes furent par la suite abandonnées, jugées trop onéreuses.

[59] Voir aussi Vergnaud 1998, p. 42 : « Avec les paysans, le mandarinat — lettrés et fonctionnaires — est l’autre pilier de l’empire chinois. » Plus loin, p. 45, il explique : « Le système des concours et le système éducatif fournissaient à l’Etat des hommes dociles, capables de manier la langue administrative et de perpétuer la tradition […] ». Comme l’explique Anne Cheng, le système des examens est très encadré, et restera la norme du système de recrutement des fonctionnaires durant des siècles : « C’est par un décret de 1313 de l’empereur Renzong des Yuan que les Quatre Livres et les Classiques dans les commentaires de Zhu Xi s’imposent au programme des examens mandarinaux, constituant une nouvelle orthodoxie qui devait se maintenir pendant six siècles jusqu’à l’abolition définitive du système des examens en 1905. » (Cheng 1997, p. 495). Mais ce système de recrutement n’est pas simplement une façon de recruter les lettrés les plus savants et les plus compétents. Il est surtout « un parfait instrument de soumission » (Ibidem p. 558).

[60] Nous passerons néanmoins sur ces descriptions du système administratif chinois, qui sont assez fastidieuses.

[61] Massarella 2012, p. 431.

[62] Ibidem p. 432.

[63] Le terme chinois pour désigner ces trois sagesses — confucianisme, taoïsme et bouddhisme — est effectivement « san jiao 三教 », littéralement « trois enseignements ».

[64] Si le confucianisme et le taoïsme sont apparus à l’époque pré-impériale en Chine (époque des Printemps et des Automnes), le bouddhisme arrive plus tardivement, au début de notre ère. Sous la dynastie des Ming (1368-1644), même si le confucianisme est la philosophie prédominante, on remarque toutefois une forme de syncrétisme entre les trois enseignements (san jiao he yi 三教合一). Sur le confucianisme, voir Cheng 1997 pp.  54-85 ; sur le taoïsme, voir Ibid. pp.  102-131 ; sur le bouddhisme, voir Ibid. pp.  328-349 ; enfin, sur le syncrétisme chinois, voir Ibid. pp.  515-518.

[65] Sur François Xavier, voir notamment Cordier 1911, pp.  529-543. L’idée d’évangéliser la Chine est alors assez récente : François Xavier fut l’un des premiers à conseiller une évangélisation de la Chine, en 1552 (voir Didier 1998, pp.  25-26).

[66] Massarella 2012, pp. 436-437.

[67] Nous avons choisi de nous limiter aux ouvrages les plus importants de l’époque. La publication de traités et d’ouvrages sur la Chine se multiplie en effet Europe à cette période, avec la volonté de détacher la Chine du Japon et de mettre en avant les différences entre les deux pays, notamment au niveau des mœurs de leurs populations. Voir Romano 2016, pp.  95-96. Voir aussi Bernhardt 2014, chapitre I.

[68] De Jésus 2014, note 6 p. 13.

[69] Fernāo Mendes Pinto (1509?-1583) était un voyageur, commerçant et mercenaire portugais. Il est l’auteur de l’ouvrage Peregrinação (rédigé en 1558 et publié en 1614) dans lequel il relate son voyage en Orient.

[70] De Jésus 2014, pp.  157-158.

[71] Bernardino de Escalante (1537-1605) était un soldat, prêtre et géographe espagnol. Mendoza s’inspira plus particulièrement du Discurso pour rédiger la partie de son Historia concernant la langue et l’écriture chinoises.

[72] João de Barros (1496-1570) était un écrivain, historien et linguiste portugais. Il est l’auteur des Décadas da Ásia, sur la présence portugaise dans les mers d’Orient. Voir à ce sujet Loureiro 2018.

[73] Balsamo 1998, p. 176.

[74] Ibidem pp.  176-177.

[75] Même si Cruz a pointé du doigt certains défauts du fonctionnement de la société chinoise, la corruption notamment (Hiroshi 1999, p.  353-365).

[76] François Xavier, Monumenta Xaveriana ex autographis vel ex antiquioribus exemplis collecta, vol.1, Sancti Francisci Xaverii epistolas aliaque scripta complectens quibus praemittitur ejus vita a p.  Alexandro Valignano S.J. ex India Romam missa, 1 p. 158 ; trad. Romano 2016, p. 87.

[77] Romano 2016, p. 95.

[78] Sur Michele Ruggieri, voir Rienstra 1986 ; voir aussi Liu 2011 ; voir enfin Brockey 2007 pp. 30-33.

[79] Sur Matteo Ricci, voir Romano 2016, pp. 113-143. Voir aussi Vermander 2012, pp. 19-22. Ricci laissa notamment à la postérité sa Storia dell’Introduzione del Cristianesimo in Cina, récit de ses vingt-sept années passées en Chine en tant que missionnaire, traduite en latin par Nicolas Trigault et publiée en 1615. Ronnie Po-chia Hsia explique à ce sujet : « Ricci, through Trigault, transmitted to Europe information on the geography, economy, agriculture, technology, arts, civil examination system, political institutions, rituals and ceremonies of China; he described the costumes and physical appearances of the Chinese, as well as their superstitions and evil customs – geomancy, infanticide, etc.) and their religious beliefs » (voir Hsia 2017, p. 68).

[80] Ollé 2008, p. 48 et pp. 52-53.

[81] François Xavier est très tôt convaincu que « la conversion du Japon, de tout l’Extrême-Orient, dépend de celle de la Chine ». Il relève en effet une forte influence de la culture chinoise sur les pays voisins. Il tentera d’ailleurs de pénétrer à Canton (sans autorisation) : « la jonque le dépose sur un îlot au large de la ville. Il y meurt de fièvre après quelques jours, le visage tourné vers les côtes chinoises. » (cf. Vermander 2012, p. 19)

[82] Romano, 2016, p. 86.

[83] Ibidem, p. 87.

[84] Ollé 2008, p. 53.

[85] Ibidem, pp. 53-54.

[86] Bernhardt 2015, p. 187.

[87] Massarella 2012, p. 18.

[88] Cette traduction anglaise a été publiée en 1599 par le géographe, historien, diplomate et traducteur Richard Hakluyt (1552-1616), dans la seconde édition de The principal navigations, voyages, traffiques, and discoveries of the English nation, au chapitre 47, sous le titre An excellent treatise of the kingdom of China, and of the estate and government thereof. C’est à partir de cette version qu’aurait été réalisée la traduction en portugais (Loureiro 1992). Massarella raconte que l’exemplaire qui servit de base à Richard Hakluyt provient du butin dérobé au navire portugais Madre de Deus saisi par les Anglais en 1592 (Massarella 2005, p. 337).

[89] Romano 2016, p. 89. Ces désordres concernent des mœurs dissolues, « la tyrannie des mandarins, la lâcheté des sujets (en particulier face aux Tartares), la cruauté et l’absence d’humanité, le vol et la pratique de péchés odieux » (Ibidem).

[90] Massarella 2012, p. 15 : « De Missione was not intended for a European readership but as a text for Latin studies in Jesuit seminaries and as a guide for the Japanese to things European. » Voir aussi Massarella 2005, p. 338. Il était prévu à l’origine qu’il soit traduit en japonais, mais la personne chargée de cette mission mourut avant de la mener à bien : « Valignano had planned for a Japanese edition to be published simultaneously but the individual to whom this task was given, Jorge de Loyola, who had accompanied the boys to Europe, died in August 1589, and the proposal was dropped, the reasons for wich can only be surmised. » (Massarella 2005, p. 337). La première édition japonaise ne verra le jour qu’au XXe siècle, en 1935, sous la direction du linguiste Izui Hisanosuke 泉井久之助 (1905-1983). Elle fut rééditée en 1969, sous le titre Tenshō ken’ō shisetsuki 天正遣欧使節记/デ・サンデ (voir Kōsaku 1942 et Hisanosuke 1969). On comprend cependant à l’issue de notre étude que le lectorat visé n’est pas essentiellement japonais : il s’agit également d’attirer le lectorat européen : « il ne faut sans doute pas exclure un horizon européen, sinon de lecture du moins de monstration, notamment dans le nouveau contexte de compétition entre ordres missionnaires. » (Romano 2016, p. 100). À noter que la première version intégrale publiée en Europe en langue moderne date de 1997 seulement : il s’agit d’une traduction en portugais par Américo Da Costa Ramalho, publiée à Macao sous le titre Díalogo sobre a missão. Voir à ce sujet Correia 2012, note 27 p. 274.

[91] Massarella 2005, p. 341. Comme l’explique Massarella, ce parti pris des auteurs du De Missione risque d’avoir des répercussions négatives sur le lectorat visé (à savoir un lectorat japonais). On peut raisonnablement se poser la question du bien-fondé d’une telle stratégie : « Not only did it run the risk of demoralising its intended audience, and creating resentment, even outright hostility among them because of the constant belittling of their mother country, but, had it become more widely avaible in Japanese, De Missione, with its emphasis on the supremacy of the papacy and the ritual of obeisance, risked provoking an even more furious anti-Christian backlash from the individual who was reuniting the country and bringing the wars of the sengoku jidai to a close, Toyotomi Hideyoshi. » (Massarella 2005, p. 347).

[92] Romano 2016, p. 98. Voir aussi Massarella, pp. 6-7. Il faut néanmoins noter que l’idée d’évangéliser la Chine remonte à la première moitié du XVIe siècle, notamment à travers les observations de François Xavier. Voir supra note 75.

[93] Bernhardt 2015, p. 185.

[94] Ibidem pp. 185-186.

[95] Ibidem p. 186. Plusieurs autres jésuites laissèrent à la postérité des récits sur la Chine : voir notamment De bello tartarico historia (1654), Sinicae Historiae Decas Prima (1658) et Novus Atlas Sinensis (1662) de Martino Martini (1614-1661) ; Nouvelle relation de la Chine (1690) de Gabriel de Magalhães (1610-1677) ; et Confucius Sinarum philosophus sive scientia Sinensis latine exposita (1687) de Philippe Couplet (1623-1693). En Europe, d’une façon générale, la Chine continua de fasciner, surtout sous le siècle des Lumières (XVIIIe siècle). Les jésuites et leurs longues correspondances, au-delà des questions religieuses, permirent de diffuser la culture chinoise, et les Lettres édifiantes et curieuses qu’ils nous ont laissées furent autant de témoignages qui fascinèrent tout un public d’intellectuels français de l’époque, au premier rang desquels Montesquieu (1689-1755) et Voltaire (1694-1778). L’image renvoyée de la Chine resta toujours à peu près la même : on loua sa philosophie et son modèle administratif, ou vanta la courtoisie et la diligence de sa population. Voir Lettres édifiantes et curieuses de Chine par des missionnaires jésuites 1979. Voir aussi Étiemble 1988 et Étiemble 1989. Voir encore Hsia 2017, pp. 71-72. Voir enfin Landry-Deron 2017, p. 279

[96] Voir à ce sujet Correia 2012, pp. 275-276. Sur la présence des jésuites en Chine entre 1579 et 1724, voir la monographie de Brockey 2007.

[97] L’idée est de s’adapter aux coutumes locales, de s’appuyer sur les élites locales et nationales, d’introduire le savoir occidental (notamment à travers les sciences et techniques), de se montrer ouvert aux valeurs chinoises. Voir à ce sujet Vermander 2012, pp. 22-30. Cette attitude ne sera pas longtemps admise par Rome et entraînera la « Querelle des rites ». Le coup de grâce sera donné par Clément XI avec un édit promulgué en 1704 condamnant les rites chinois.

[98] Voir à ce sujet Huang 1999, pp. 249-269. Voir aussi Chang 1999, pp. 367-383. Sur les jésuites de nationalité chinoise formés à Macao, voir Pina 2017. Le Collège de Saint-Paul resta en place jusqu’à l’expulsion des jésuites du territoire chinois et la fermeture de tous les collèges jésuites en 1762.

[99] Yuuki 1999, p.  287. Martin, Mancio et Julian furent ordonnés prêtres en 1608. Mancio mourut à Nagasaki en 1612. Martin s’exila à Macao en 1614 (l’année où un édit fut promulgué au Japon pour en chasser tous les missionnaires chrétiens) et y décéda en 1629 : « He spent the last fifteen years of his life in Macao, preaching, hearing confessions, and living as a member of the Jesuit community. » Julián resta au Japon, où il dut vivre caché. Il mourut en martyre en 1633. Quant à Michael, il quitta l’ordre des jésuites, probablement en 1601, avant d’apostasier. (Moran 1993, pp. 18-19)

[100] Massarella 2012, p.  30.

[101] Volpi 2012, p. 267.