By | 3 janvier 2021

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Pablo Martin-Pañeda [1]
Lycée Albert Camus, Rillieux-la-Pape

Résumé : Utiliser une scénographie construite par Velázquez et Le Brun trois cents ans plus tard est-il un choix politique fertile ? Le tricentenaire du traité des Pyrénées en 1959 est méconnu car il fut d’emblée oublié. Pourtant, cette célébration fastueuse fut conçue par les diplomates espagnols et français comme représentation totale d’un dégel entre les deux voisins à la fin d’une décennie où, à la faveur de la Guerre Froide, le régime franquiste rompt son isolement. D’où vient l’échec ? Après avoir cerné la résonance limitée de cet événement dans une première partie, le deuxième temps de l’analyse porte sur les préparatifs de cette représentation ex nihilo. Les leçons tirées par les décideurs dans les décennies suivantes sont étudiées dans la troisième partie. Au cœur de chaque axe, ce travail scrute l’articulation entre volonté de dégel bilatéral et représentation multivectorielle de cette volonté, vécue différemment par les organisateurs, les médias et l’opinion. Les principales sources utilisées sont les archives diplomatiques espagnoles et françaises. Histoire diplomatique, des arts et des représentations se côtoient ici.
Mots-clés : Représentations, diplomatie, traité des Pyrénées, île des Faisans, histoire, XVIIe siècle, XXe siècle, Velázquez, Espagne.

Título: Mostrar, celebrar, invocar: el tricentenario del Tratado de los Pirineos o la actuación fallida de una representación
Resumen: ¿Es una opción fecunda desde el punto de vista político utilizar una escenografía construida por Velázquez y Le Brun trescientos años después? El tricentenario del Tratado de los Pirineos de 1959 es poco conocido porque fue olvidado de inmediato. Sin embargo, esta suntuosa celebración fue concebida por los diplomáticos españoles y franceses como una representación total de un deshielo entre los dos vecinos al final de una década que permite al régimen franquista romper su aislamiento gracias a la Guerra Fría. ¿De dónde viene el fracaso? Después de haber identificado la repercusión limitada de este evento en la primera parte, la segunda parte del análisis se centra en los preparativos para esta actuación ex nihilo. En la tercera parte se analizan las lecciones aprendidas por los responsables políticos en las décadas siguientes. Dentro de cada eje, el artículo examina el juego entre el deseo de un deshielo bilateral y la representación multivectorial de esta voluntad, vivida de manera diferente por los organizadores, los medios y el público. Las principales fuentes utilizadas son los archivos diplomáticos de España y Francia. Aquí confluyen la historia, las artes y las representaciones diplomáticas.
Palabras clave: Representaciones, diplomacia, tratado de los Pirineos, isla de los faisanes, historia, siglo XVII, siglo XX, Velázquez, España.

Title: Show, Celebrate, Invoke: the Tercentenary of the Treaty of the Pyrenees or the Failed Performance of a Representation
Abstract: Is using a scenography organised by Velázquez and Le Brun three hundred years later a fertile political choice? The tercentenary of the Treaty of the Pyrenees in 1959 is little known because it was immediately forgotten. However, this sumptuous celebration was conceived by the Spanish and French diplomats as a total representation of a thaw between the two neighbours at the end of a decade when, thanks to the Cold War, Franco broke its isolation. Where does the failure come from? After having identified the limited resonance of this event in the first part, the second part of the analysis focuses on the preparations for this performance ex nihilo. Lessons learned by policymakers in the following decades are explored in part three. At the heart of each axis, this work examines the articulation between the desire for a bilateral thaw and the multivectorial representation of this will, experienced differently by the organizers, the media and the public. The main sources used are the Spanish and French diplomatic archives. Diplomatic history, arts and representations come together here.
Keywords: Representations, diplomacy, treaty of the Pyrenees, Pheasants island, history, XVIIth century, XXth century, Velázquez, Spain.

Pour citer cet article : Martin-Pañeda, Pablo, 2021, « Montrer, célébrer, invoquer : le tricentenaire du traité des Pyrénées ou la représentation en échec », coord. par Catherine Berthet Cahuzac Cahiers d’études des cultures ibériques et latino-américaines, no 7, https://cecil-univ.eu/C7_4, mis en ligne le 18/12/2020, consulté le jj/mm/aaaa, DOI: https://doi.org/10.21409/eenr-bs22.

 

Reçu – Received :          24.08.2020
Accepté – Accepted :    16.10.2020

 

Introduction

  1. L’île des Faisans est immortalisée par une tapisserie manufacturée aux Gobelins d’après un carton supervisé par Charles Le Brun, carton qui servit de base au tableau de Jacques Laumosnier actuellement conservé au Mans[2]. À quelles conditions icônes et dates fétiches peuvent-elles devenir des représentations utiles à l’action politique ? En 1959, le tricentenaire du traité des Pyrénées, échec d’une représentation ex nihilo et multivectorielle, témoigne des difficultés à réactiver une charge émotionnelle et sémantique pour des élites désireuses d’accorder l’agenda politique à celui de l’opinion. La représentation, voulue polymorphe, fut préparée deux ans durant. Représentation iconographique, d’abord : des œuvres d’art sont déplacées pour l’occasion. Représentation scénographique, ensuite : le protocole – dont Velázquez fut l’organisateur clé, preuve s’il en est que représentation il y eut – est réadapté en 1959. Puis, représentations diplomatiques, au sens littéral : tracé frontalier des Pyrénées en 1659, noces entre Marie-Thérèse d’Autriche et Louis XIV en 1660, dégel entre Paris et Madrid en 1959. Représentation spatiale, enfin : conférer une image à une frontière. À partir de 1950, Paris rouvre la frontière avec l’Espagne franquiste. La France noue alors des liens avec Franco à la faveur des nécessités de la guerre froide et de la guerre d’Algérie. Ce dégel ambigu[3] force Paris à maintenir une ligne de crête ardue dans un jeu d’équilibre. Ne pas contrarier Madrid, d’un côté. De l’autre, ne pas se compromettre auprès de l’opinion hostile au franquisme. En termes de politique intérieure et extérieure, la France souhaite préserver son image de fondateur de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. Or, voici Paris obligé de négocier avec une dictature voisine. D’autant que le régime franquiste parvient à rompre son isolement comme l’illustre la visite du président Eisenhower en Espagne de 1959, point d’orgue de l’intégration de Franco au bloc occidental dans le cadre de la lutte contre le bloc de l’Est, et à la suite des accords de défense hispano-américains de 1953[4]. Célébrer le tricentenaire de la paix des Pyrénées semble au premier abord commode, car consensuel. Il s’agit d’un événement lointain, si lointain, qu’il semble évidé de sa charge politique.
  2. Pourtant, l’échec de ces célébrations questionne la notion de représentation à l’aune de celle de gouvernance. Acte à la plus forte charge mémorielle de la relance de la relation franco-espagnole, ce tricentenaire n’a pas intéressé l’historiographie. La seule étude relève du témoignage et date de 1960, écrite par Jean Sermet, universitaire et principale cheville ouvrière du tricentenaire, ce qui biaise son récit[5]. Auteur d’une œuvre considérable avant sa déportation à Buchenwald, Maurice Halbwachs distingue trois niveaux de représentation du passé, trois niveaux de mémoire. D’abord, les souvenirs individuels en relation avec les expériences vécues. Ensuite, la mémoire collective, constituée de souvenirs communs à tous les individus d’un groupe ayant connu les mêmes événements et de traces objectives laissées par ces événements. Pour finir, la tradition, qui émerge lorsque les acteurs des événements considérés ont disparu. Rituels, mythes, récits collectifs et pèlerinages prennent alors la place du souvenir. C’est à ce troisième niveau de représentation du passé, la tradition, qu’entendent s’attaquer les organisateurs du tricentenaire. Ce faisant, ils semblent ignorer les analyses d’Halbwachs. D’abord, il ne peut y avoir tradition si la mémoire collective, représentation du passé, n’est pas transmise par des canaux familiaux dans le cadre de la vie quotidienne[6]. Ce n’est pas le cas de ce tricentenaire, perçu comme trop ponctuel et trop élitiste. Ensuite, tradition et mémoire voulues s’opposent ici au réel. La commémoration du tricentenaire oublie, à peine vingt après la fin de la guerre civile, des pans entiers d’Histoire, ne serait-ce que le drame de l’exil qui se noua à moins de deux kilomètres à vol d’oiseau de l’île des Faisans, sur le pont Avenida dit pont International, l’un des quatre ponts qui relient Irun à Hendaye. L’île des Faisans, sans pont justement, enclave symbolique, présente a priori l’avantage d’être un lieu neutre quant à la mémoire de la guerre d’Espagne. Mais c’est justement cette neutralité face à un passé chronologiquement et spatialement proche qui confère à la représentation du tricentenaire son caractère surfait pour la plupart des témoins.

1. Un paradoxe : événement propice, représentation stérile

  1. La représentation est scénographiée dans un lieu précis, l’île des Faisans, elle-même centre névralgique d’une zone frontalière érigée en espace d’interface amicale entre deux nations. De fait, l’île des Faisans est sous souveraineté alternée, espagnole puis française, d’un semestre l’autre. Les deux gouverneurs, français et espagnol, ont tous deux statut de vice-rois, y compris de nos jours. Du côté espagnol, ce vice-roi, commandant de Marine, dépend effectivement d’un roi. Par effet miroir, du côté français, le haut-fonctionnaire à qui le poste est échu se retrouve donc vice-roi d’un Président de la République. Les pouvoirs de ces vice-rois sont d’ailleurs extraordinaires puisque, dans la zone de la Bidassoa, ceux-ci cumulent pouvoir législatif et exécutif sur tout règlement paraissant nécessaire[7]. L’îlot met donc sur un pied d’égalité les deux États et les dépenses y sont assumées à parts égales par l’Espagne et par la France.
  2. Au XVIIe siècle, du côté français, Charles Le Brun fut face au même défi que son homologue Diego Velázquez : comment fabriquer une scène capable de représenter à la fois la concorde et les différences fondamentales entre les deux royaumes ? C’est finalement Velázquez qui trouve la solution la plus séduisante et qui propose une structure validée aussi bien par Philippe IV que par le Roi Soleil. Velázquez érige en 1660 un pavillon qui occupe l’essentiel de la surface de ce petit dépôt d’alluvions de 210 mètres de long sur 40 mètres de large, symétrique du tracé frontalier, tracé peint à même le sol, et de mêmes dimensions côté espagnol et côté français. Cette structure intègre des espaces différenciés : les appartements du Roi Soleil et de sa cour au nord, le roi Habsbourg et les grands d’Espagne qui l’accompagnent de l’autre. Entre les deux, une pièce commune représente la paix, le contrat des fiançailles et héberge banquets et divertissements. De part et d’autre, chaque monarchie décore ses espaces avec force tentures et tableaux qui, dans un jeu baroque, tissent un jeu complexe d’allusions symboliques et mythologiques[8] où chacun rivalise de magnificence, puisque don Luis de Haro et le cardinal Mazarin entendent apporter sur place leurs plus belles tapisseries[9]. Cette architecture éphémère dont il reste des archives fascine encore, à tel point que des artistes contemporains tels Iván Gómez envisagent de reconstituer ou de mettre en récit ce pavillon qui fut la dernière œuvre de Velázquez. De fait, le peintre et intendant mourut épuisé par cette ultime commande, à 61 ans, un mois après les noces[10].
  3. 300 ans plus tard, a priori, la commémoration a l’avantage d’un événement à résonance multiple. Voici les Pyrénées décrits moins comme un facteur de séparation que comme un ciment d’union. L’île des Faisans symbolise la paix entre deux puissances. « Aeternae concordiae Franciae et Hispaniae » : telle est la devise frappée sur l’avers de la médaille commémorative en 1660, et sur l’avers d’une réédition de celle-ci par la Monnaie de Paris en 1959. Sur place, une plaque est apposée, des tirages spéciaux de timbres sont édités, les organisateurs projettent même, un temps, l’attribution de pièces d’identité franco-espagnoles en l’honneur des membres de la Commission internationale des Pyrénées[11]. Nonobstant tel un Camp du Drap d’Or, le faste des célébrations est inversement proportionnel aux réussites qui en découlent.
  4. D’après les diplomates, l’échec vient de l’écart entre les desseins des organisateurs et les aspirations locales. Le reproche fait en son temps à l’histoire des mentalités se justifie ici : il n’y a pas une mentalité collective sensible d’emblée, dans les années 1950, au récit ou à l’iconographie héritée des entrevues sur l’île des Faisans. Au contraire, une approche par le biais de l’histoire culturelle ou par le biais de l’histoire des représentations aurait permis aux décideurs de saisir l’atomisation des imaginaires, souvent éloignés de l’iconographie d’un Le Brun. Formés de part et d’autre dans des universités ou des écoles aux fins et aux modalités comparables, seuls les organisateurs sont sensibles à ce tricentenaire. Populations locales et municipalités se plaignent d’ailleurs de la teneur trop élitiste des festivités. Ce grief n’est qu’en partie fondé, puisque, dans l’esprit des traditions basques, des régates de traineras sont organisées, ainsi que des rencontres entre pelotaris ou encore, de manière plus moderne mais tout aussi populaire, une course cycliste. Pourtant, cela ne suffit pas. L’événement n’accélère pas le dégel franco-espagnol. L’ambassadeur Guy de La Tournelle démontre que, vu de Madrid, ce tricentenaire est discutable. Si, pour la France, les accords entre Mazarin et don Luis de Haro amorcèrent une phase nouvelle de grandeur, pour l’Espagne, les traités de 1659 confirmèrent le déclin entamé avec la bataille de Rocroi en 1643. Certes, La Tournelle précise que toutes les analyses ibériques ne s’avèrent pas si dures. Seules les publications les plus libres à l’égard de la censure, à l’instar de la revue spécialisée en relations internationales Mundo, qui ne se risque pas sur la politique intérieure, apportent un bémol aux réjouissances. La plupart des journaux y sont indifférents[12].
  5. La question de la mauvaise représentation se pose. Paris puise dans un Grand Siècle qui, en Espagne, signifie affrontement avec la France, puis déclin. À l’opposé, au même moment, les diplomates ouest-allemands, plus adroits, invoquent Charles Quint, à la fois représentation de la fraternité germano-espagnole et rappel de la grandeur ibérique. Enfin, bien sûr, l’anti-franquisme reste vif. La mémoire immédiate du conflit récent sape la mémoire du Siècle d’Or. La France exploite donc mal son aura. Paris se place en mentor de l’Espagne, use et abuse du Grand Siècle, tandis qu’américains et ouest-allemands forgent une image plus proche par deux leviers, respectivement sympathie des yankees sur les bases américaines et estime réciproque forgée depuis Charles Quint, puis entretenue par les exportations made in Germany[13].
  6. Fernando María Castiella et Maurice Couve de Murville, ministres espagnol et français des Affaires étrangères se rencontrent donc sur l’île des Faisans les 24 et 25 octobre 1959. Les tapisseries des Gobelins sont d’ailleurs ramenées à grands frais d’assurance sur les lieux du tricentenaire. Curieuse mise en abyme car, par essence, la tapisserie, objet de dépense fastueuse d’abord, objet figurant un événement ensuite, objet conçu dans la manufacture royale impulsée par Colbert, enfin, est un concentré du Grand Siècle français. D’ailleurs, ce tableau est devenu au fil des siècles iconique de l’étanchéité entre deux cours : lois somptuaires et hiératisme dans l’entourage de Philippe IV, faste et insouciance de bon ton auprès de Louis XIV[14]. Trois siècles plus tard, c’est un autre contraste que la représentation doit non pas exalter mais, au contraire, gommer : France gaullienne au rayonnement international au nord de la Bidassoa, franquisme encore isolé au sud de celle-ci.
  7. Les festivités officielles s’étendent sur deux jours, les 24 et 25 octobre 1959. La rencontre, sur l’île, entre les deux ministres des Affaires étrangères s’articule autour d’une étonnante reconstitution des protocoles de 1659 et de 1660. Des passerelles sont aménagées sur chaque rive. Une fois sur l’île, les deux délégations se tiennent dans une pièce commune, scindée d’une ligne médiane qui matérialise le tracé frontalier. Aussi ces dernières peuvent-elles échanger sans quitter leur territoire national. Afin de poursuivre la mise en abyme, en 1959, la pièce commune est surplombée d’un dais soutenu de colonnes blanches torsadées d’esthétique baroque[15]. Le 24 octobre, Maurice Couve de Murville offre un déjeuner à la délégation espagnole, suivi d’un Te Deum en l’église de Saint-Jean-de-Luz – preuve s’il en est que la journée française est placée sous le signe de l’action de grâce, de la représentation musicale de la victoire, de la paix, de la puissance souveraine dans le droit fil de l’Ancien Régime[16]. Le 25 octobre, Fernando María Castiella rend la pareille, lors d’une journée espagnole. Ces repas ponctués de discours constituent le noyau des réjouissances officielles. Des relais s’y greffent. L’ambassadeur Roland de Margerie inaugure une exposition sur le Grand Siècle à Madrid. Ailleurs dans le monde, comme à Quito, sont organisées des réceptions, grâce à une bonne entente locale entre les ambassadeurs espagnols et français[17]. Enfin, les postes frontières sont « abondamment pavoisés[18] ». Les festivités sont couronnées par un feu d’artifice tiré à Fontarabie, au soir de la seconde journée, feu d’artifice qui mérite ici d’être mentionné : pour l’occasion, la frontière est censée être totalement ouverte sur ce secteur.

2. Ambition en-deçà des Pyrénées, prudence au-delà

  1. Dans leurs propos, les deux ministres des Affaires étrangères insistent sur la paix entre les deux pays. Maurice Couve de Murville se montre plus réservé que son homologue madrilène. Le Français honore le travail de la Commission des Pyrénées, puis déborde quelque peu sur les relations pacifiques qui caractérisent les deux nations depuis la fin des guerres napoléoniennes. Le discours de Fernando María Castiella se veut beaucoup plus ambitieux. Beaucoup plus travaillé, il a davantage de souffle. Il brasse histoire et littérature sur le temps long pour insister sur la nécessité d’un avenir commun entre la France et l’Espagne, à tel point qu’il n’hésite pas à discerner en 1659 l’avant-goût de l’unité européenne, quitte à forcer le trait tout en usant de mots couverts :

L’heure d’une amitié entière et loyale entre européens est arrivée […] Faisons que l’amitié ne soit pas un vain mot et remplissons de sens et d’espérance cette célébration dans l’île des Faisans sur laquelle flotte toujours […] un joyeux air de fiançailles[19].

  1. Ce discours, aussi bien en amont qu’en aval, a suscité recommandations, encouragements et félicitations parmi le petit cercle des diplomates les plus proches du ministre Castiella, ce qui prouve à quel point il est considéré comme un moment clé de la politique extérieure franquiste de la fin des années 1950, deux ans après les Traités de Rome, à un moment où l’Espagne isolée sait ne pas pouvoir demander directement une adhésion aux Communautés européennes. De fait Madrid amorce un virage nouveau, aux ambitions européistes, avant même la signature des Traités, dès janvier 1957, puis le remaniement de février confirme un « langage nouveau ». Depuis le Vatican, Margerie annonce un nouvel ambassadeur, Francisco Gómez de Llano, partisan de l’intégration. Vu de Paris, le discours du Caudillo à Avilés, le 24 septembre 1957, est le premier signal d’une prise de position nette de Franco en faveur de la CEE, à l’occasion de l’inauguration d’un haut-fourneau. Par ailleurs, dès 1958, le général de Gaulle mais aussi des personnalités influentes – tel Edmond Giscard d’Estaing, décideur éminent de la Ligue Européenne de Coopération Economique (LECE) – distillent l’idée qu’il serait curieux de procéder à l’intégration européenne en excluant l’Espagne et la RFA, autre acteur majeur de l’Europe des Six. La France multiplie les accords commerciaux avec Madrid et se dit ouverte à des discussions en vue d’une adhésion de l’Espagne[20].
  2. Dans cette optique, le tricentenaire du traité des Pyrénées est avant tout une caisse de résonance pour rappeler l’intérêt espagnol pour l’Europe[21]. En Espagne, le quotidien ABC, à tendance monarchiste, consacre une édition spéciale illustrée en couleur – fait notable pour l’époque – au tricentenaire des traités. Mais, d’une façon tout à fait criante, la plupart des pages sont consacrées au Grand Siècle, à savoir aux traités de 1659 et aux noces de 1660. Pas d’analyse de fond sur les commémorations de 1959. D’ailleurs, l’ABC choisit le 7 novembre pour la publication de son numéro, date exacte de l’anniversaire de 1659, et non les 24 au 25 octobre, date des rencontres entre Castiella et Murville[22]. La ligne éditoriale de l’ABC est symptomatique de l’échec partiel des célébrations, car le journal traite essentiellement l’événement du XVIIe siècle, et relègue au second plan les célébrations déroulées deux semaines auparavant.
  3. À ce titre, les propos d’experts tels que Jean Sermet paraissent illusoires. Celui-ci estime que les guerres franco-espagnoles du XVIIe siècle n’ont jamais opposé que des États, et non des peuples –  « ce qui est très différent » et le porte à croire qu’il n’y a pas de risque de réactivation d’une acrimonie hispanique à l’égard de la France. Jean Sermet va vite en besogne lorsqu’il disserte sur les antiques solidarités transpyrénéennes et l’amitié inaltérable des populations de part et d’autre de la Bidassoa[23]. Si ces faits sont avérés sur le fond, il pèche néanmoins par optimisme et ignore le poids de la frange idéologique du régime franquiste, prompte à trouver dans quelque malheur lointain le prétexte à un sursaut national, aux dépens de relations de voisinage apaisées.
  4. Face à ce « voisin incommode au tempérament turbulent », quelle doit être la stratégie de la France ? Le successeur de Guy de La Tournelle à Madrid, Roland de Margerie, estime nécessaire d’accompagner une « évolution » espagnole pour qu’elle ne se transforme point en « révolution ». La France ne doit pas collaborer dans la répression de l’antifranquisme et doit permettre à l’Espagne, qui y serait prête, de « se laisser féconder par [elle] en bien des points ». Que ce soit par l’enseignement ou les investissements, la France doit œuvrer dans le sens d’une ouverture des esprits espagnols afin de favoriser les mutations placides et d’éviter ainsi de potentiels « bouleversements » dramatiques. En ce sens, les missions diplomatiques et le choix du récit commun partagé par les deux nations devient fondamental. Le choix des bonnes représentations, dans l’acception la plus polysémique du terme, s’avère déterminant. Car une difficulté d’ordre psychologique perturberait la relation franco-espagnole : la confrontation des ego à l’heure des pourparlers. Les deux nations se jaugeraient. Les Français se targuent « plus que de raison, de consistance[24] ». Pour « féconder » l’Espagne, Margerie préconise des stratégies de biais, et préfère, par exemple, le terme de « coopération » à celui « d’assistance » afin de ne pas irriter les dignes héritiers de l’Empire espagnol[25]. D’où la teneur du tricentenaire des Pyrénées.
  5. De surcroît, certains hauts-fonctionnaires franquistes, idéologues imprégnés d’un catholicisme des plus intransigeants, se méfient de nombre de décideurs français, tels que Couve de Murville, considéré comme un représentant de la banque protestante dont la sympathie pour l’Espagne n’apparaît pas démesurée[26]. Le palais de Santa Cruz opère une distinction entre les conservateurs modérés plutôt favorables à un rapprochement avec l’Espagne et un parlement globalement hostile aux commis du Caudillo. Encore faut-il nuancer. Madrid distingue, parmi les ministres, ceux favorables à un rapprochement avec Madrid – Roger Frey, Raymond Marcelin, Yvon Bourges – ; des indifférents – Michel Debré – ; des hostiles – André Malraux – ; voire des personnages plus complexes, susceptibles de passer de l’hostilité à une certaine tolérance à l’égard de Madrid – Maurice Couve de Murville, Jacques Soustelle –, ces deux derniers étant perçus comme les agents actifs de la fermeture de la frontière pyrénéenne en 1946, avant de revenir, au fil de la guerre froide et de la guerre d’Algérie, à une vision plus pragmatique de la relation franco-espagnole.
  6. L’action diplomatique française en Espagne ne passe pas uniquement par la connaissance de l’interlocuteur, mais se joue prioritairement sur la capacité des acteurs du Quai d’Orsay à travailler de manière introspective. De leur représentation du rang de la France dépend la fécondité du contact entre identité française et altérité ibérique. Les récits de La Tournelle confirment que l’heure des « relations confiantes » entre les deux nations a sonné, reprenant ainsi la formule utilisée par de Gaulle auprès de Casa-Rojas, le 9 juillet 1958[27]. La France, en général, et de Gaulle, en particulier, jouissent d’un « préjugé très favorable[28] ». Il n’est donc pas utile à la France de rehausser son image en Espagne en se représentant en mentor. Cela serait contre-productif et alimenterait la distance qui sépare les deux peuples. En revanche, adoucir le regard porté sur la France a tout lieu de resserrer les liens d’amitié entre les deux peuples.
  7. Malgré l’avertissement lancé par La Tournelle début septembre 1959, il s’est avéré trop tard pour faire machine arrière. Les cérémonies du tricentenaire s’échafaudent depuis novembre 1955. L’idée d’une célébration émerge au cours d’une session de la Commission des Pyrénées tenue à Paris, à l’initiative de Jean Sermet, qui préside alors une sous-commission chargée de la préservation du site naturel de l’île des Faisans. L’idée semble au départ bien accueillie par les municipalités locales et commence à prendre forme lors de la session de la Commission des Pyrénées de juin 1957, à Madrid, où elle reçoit le soutien du ministère français de l’Éducation Nationale ainsi que la participation du préfet de Haute-Garonne, qui devient l’intermédiaire d’une dense correspondance entre Jean Sermet – au nom de la Commission des Pyrénées – et Gustave-Henri Lestel, inspecteur général des Monuments historiques, chargé des sites, ce dernier se montrant très favorable à une commémoration officielle.
  8. Le dessein se décante du côté espagnol, si bien que c’est la délégation espagnole qui propose la commémoration du tricentenaire comme priorité de l’ordre du jour de la session de la Commission des Pyrénées de décembre 1958. Mais la délégation espagnole arrive sans projet précis, et c’est Jean Sermet qui est chargé de définir puis de faire valider le programme des réjouissances par les ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères. Un comité mixte ad hoc de cinq membres de part et d’autre se réunit à quatre reprises entre mars et octobre 1959 afin de fixer les festivités. Ce comité mixte est présidé du côté français par le préfet des Basses-Pyrénées, et du côté espagnol par le gouverneur de Guipúzcoa. A titre personnel, Jean Sermet intègre la représentation française. S’ajoutent divers représentants plus ou moins réguliers des ministères de l’Education Nationale, des Affaires culturelles, des Affaires étrangères et de l’Intérieur. Sciemment, Jean Sermet écarte les initiatives des acteurs locaux qui, selon lui, « auraient voulu être “quelque chose” dans les fêtes (et leurs éventuels profits) », et s’en remet intégralement au comité mixte. Cette attitude s’avère peu habile auprès des populations et porte le germe du manque d’écho du tricentenaire. Initialement, le comité mixte choisit le mois de septembre pour ajouter aux festivités une agréable atmosphère estivale. Néanmoins, vers la fin de l’été, comme il apparaît que les ministres des Affaires étrangères des deux pays souhaitent y participer – mais qu’ils sont occupés en septembre par des sessions aux Nations Unies –, l’anniversaire est décalé à la fin octobre, en lieu et place du 7 novembre, date exacte de l’anniversaire jugée trop avancée dans l’automne. Les diplomates français ne souhaitent pas manifester une volonté d’amitié avec l’Espagne à n’importe quel prix. Ils sondent la réception de l’événement. Dans une missive que le sous-directeur d’Europe méridionale (SDEM) Pierre Henry adresse à Roland de Margerie à la fin de septembre 1959, on apprend que la SDEM transmet le programme des commémorations à l’assemblée des Nations-Unies, à New-York. Celle-ci ne relève pas d’inconvénient[29] et l’opinion américaine, hostile à Franco, n’est pas rétive à ces cérémonies :

Il n’est pas d’ami de la liberté qui puisse s’enthousiasmer pour le général Franco, mais il n’en est aucun non plus qui désire voir l’Espagne passer au communisme ou être mise à l’écart du courant principal de la civilisation occidentale[30].

  1. Aussi la France se prémunit-elle en amont des condamnations de puissances alliées à l’encontre d’une trop grande chaleur marquée auprès du franquisme. C’est moins le cas à l’intérieur du territoire. Dans les Basses-Pyrénées, l’antenne locale du PCF distribue des tracts hostiles à la rencontre de l’île des Faisans. De tels éclats agacent d’ailleurs davantage Madrid que Paris :

« Dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es ». Le PCF des Basses-Pyrénées soutient l’idée que de Gaulle recherche une alliance avec Franco « ancien compère d’Hitler, et Adenauer et ses ministres, anciens dignitaires nazis ». Le PCF demande à tous les citoyens d’adresser leurs protestations à la préfecture des Basses-Pyrénées[31].

  1. Ces tracts sont connus de Castiella dès le 19 octobre 1959 et sont rapportés par la Dirección General de Seguridad, Servicio de Información. Ainsi, les organisateurs doivent se poser la question des limites de la représentation : ne pas s’engager trop loin reste l’objectif. Du côté espagnol, lorsque Castiella et Couve de Murville entretiennent une correspondance sur la teneur de leurs discours, Castiella craint d’être accusé de « verbosité » et d’enthousiasme exagéré pour l’amitié franco-espagnole. Son homologue français – les Espagnols l’anticipent – se focalise prudemment sur le travail de la Commission des Pyrénées. Les Espagnols tâtonnent plus que les Français, car ils poursuivent des objectifs politiques, tandis que la France demeure dans le symbolique. Castiella demande à Roland de Margerie si, lors des quelques battements inévitables au cours des quarante-huit heures de festivités, Maurice Couve de Murville désire aborder des problèmes précis, ou bien si la discussion doit se faire au hasard des commémorations. C’est cette seconde option qui est retenue[32].
  2. Pour le palais de Santa Cruz, c’est moins la célébration du pénible tournant des années 1643-1659 qui compte que l’engagement de pourparlers féconds avec la Ve République. Lors des repas prévus le 24 et le 25, Castiella désire ne pas dépasser la trentaine de convives – et sans épouses –, afin de ne pas transformer la commémoration en « kermesse ». À ce titre, il préconise de simples honneurs militaires et refuse toute forme « tapageuse » de manifestation, à l’instar d’un largage franco-espagnol de troupes aéroportées, supprimé à la dernière minute, le 3 octobre[33]. Castiella demande une atmosphère plus confidentielle que populaire, c’est-à-dire un cadre plus propice à d’éventuelles négociations de fond.
  3. Depuis Paris, l’ambassadeur Casa-Rojas estime que nombre de préventions françaises à l’égard de l’Espagne ont pour cause le poids du syndicalisme en France, qui maintient un climat de solidarité avec les exilés au sein de l’opinion publique, de même que le poids des anciens combattants républicains ou communistes intégrés dans l’armée française depuis la Libération, de relais à l’antifranquisme, du moins parmi les simples soldats et les officiers subalternes. Casa-Rojas estime que les racines religieuses communes à la France et à l’Espagne ne peuvent plus servir d’atout à une amélioration des relations de voisinage, car en France, les mœurs ont évolué plus vite qu’en Espagne, d’où une distinction admise dans l’Hexagone entre les valeurs chrétiennes et l’Eglise catholique, qui n’y est plus considérée – à la différence de l’Espagne – comme un pilier de la civilisation occidentale. Casa-Rojas estime que le seul moyen de vaincre les a priori français est de multiplier les contacts personnels, de cibler quelques dignitaires français, pour poser les jalons d’un réchauffement bilatéral[34]. Du point de vue espagnol, la priorité accordée aux relations personnelles s’explique également par la représentation, encore vivace, d’une influence franc-maçonne au sein des parlementaires français, d’autant plus qu’à leurs yeux la franc-maçonnerie connaîtrait un vif dynamisme après-guerre, fruit d’une revanche : Pétain l’avait « dissoute » en 1940, le général de Gaulle l’aurait « rétablie » dès 1943[35]. Là aussi, l’insistance du côté espagnol pour un tricentenaire en petit comité s’éclaire. Les concepteurs espagnols du tricentenaire estiment qu’entrer en relation avec la France passe avant tout par des réseaux personnels et l’île des Faisans doit être le lieu de ce tissage de relations.
  4. En somme, les autorités espagnoles espèrent beaucoup plus que la France de la rencontre de l’île des Faisans. Elles y voient un prélude à une rencontre prochaine entre Franco et de Gaulle[36], conséquence d’une dépêche United Press du 3 août 1959, rumeur qui ouvre la voie à des commentaires « plus ou moins heureux » dans les quotidiens espagnols et français au sujet de « l’entrevue de l’île des Faisans », aux allusions sans fard aux rencontres de Montoire puis d’Hendaye d’octobre 1940. Paris et Madrid démentent aussitôt ce projet[37] même si, en 1970, l’ambassadeur de France Robert Gillet écrit que de Gaulle s’ouvrit d’un projet de rencontre avec Franco à Maurice Couve de Murville pour 1958, avant d’y renoncer[38]. De fait, dans l’urgence de la guerre d’Algérie qui favorise son retour au pouvoir, rappelons que de Gaulle avait dû répondre aux accusations émanant de la gauche française notamment, mais pas exclusivement, lors de la conférence de presse du 19 mai 1958 : « Pourquoi voulez-vous qu’à 67 ans, je commence une carrière de dictateur[39] ?! » De ce point de vue, rendre visite à Franco moins d’un an après son retour au pouvoir n’est pas judicieux pour de Gaulle.

3. De 1959 à 1978 : l’inversion des représentations

  1. Ainsi, le tricentenaire du traité des Pyrénées se réalise sans accroc, mais aussi sans écho. Pas de rencontre entre les deux chefs d’État, des discours très mesurés, pas d’assise populaire. Les décideurs craignent un faux pas. La représentation reste un symbole qui ne doit pas gêner. Cette représentation du tricentenaire arrive trop tôt car les opinions de part et d’autre n’y sont pas préparées. Par exemple, les gouvernements espagnol et français attendent le début des années 1960 pour proposer des coopérations amples et fructueuses dans le domaine industriel et financier. À la fin des années 1950, l’heure est encore aux arrangements ponctuels sur des problèmes divers. Il y a moins la volonté de bâtir des projets communs que de circonscrire les frictions bilatérales. Tout cela étouffe la programmation élitiste d’un comité mixte ad hoc enthousiasmé par un tricentenaire dont la commémoration finale tient plus de la curiosité historique que de la réussite politique.
  2. En octobre 1959, sur l’île des Faisans, le tournant est imploré, mais il n’est pas exaucé. D’ailleurs, la tonalité rance de célébrations coincées dans une pâle évocation du XVIIe siècle reflète le syndrome dont sont atteints les deux États voisins : ils se réfugient dans leur grandeur passée, mais ils peinent à concevoir leur grandeur à venir.
  3. Il faut attendre deux décennies pour que la représentation change. Le marqueur le plus intéressant demeure la visite d’État de Valéry Giscard d’Estaing à Madrid en 1978. Ce dernier applique les éclairages de la Direction d’Europe du Quai d’Orsay dans le discours le plus emblématique de son voyage, face aux Cortes, en séance plénière.

Dans un monde où les vraies démocraties sont en petit nombre, l’exemple d’un pays de l’importance du vôtre est, pour tous les démocrates, un sujet de fierté et un encouragement. La France est favorable à l’entrée de l’Espagne dans la Communauté européenne. Elle est convaincue que c’est son intérêt, comme c’est celui de l’Espagne et comme c’est celui de l’Europe. Écartons par conséquent les doutes et les arrière-pensées, parfois habilement répandues, et constatons la réalité. Je sais que les Espagnols aiment la recherche ardente de la vérité […] Il est évident que l’adhésion de l’Espagne [aux Communautés européennes] exigera de chacun de nous – je dis : de chacun de nous – un vigoureux effort d’adaptation[40].

  1. Ce discours prononcé s’avère très travaillé par rapport au projet initial d’allocution.

La position de la France […] est claire. Encore faut-il dissiper certains malentendus nés d’une interprétation inexacte ou déformée de notre position. L’une de ces interprétations consiste à dire que la France a, sur le plan politique, une position de principe favorable, en ce qui concerne l’entrée de l’Espagne dans la CEE, et d’un autre côté une attitude hostile sur le plan économique. Telle n’est pas la réalité […] [L]a vocation de l’Espagne est en Europe. Chacun sait également […] que cette adhésion pose des problèmes. Mais ces problèmes techniques ne sont pas insolubles s’il existe une volonté politique[41] […]

  1. La trame originelle déployait les mêmes idées, nonobstant moins adroitement. Le président de la République y aurait donné une image plus technocratique. Le discours prononcé s’adresse à des unités individualisées, tels les agriculteurs. À l’inverse, le projet ci-dessus ne parle pas des Espagnols et des Français mais de l’Espagne et de la France. S’y greffent des poncifs usés, tels les « problèmes techniques » solubles par la « volonté politique ». Le discours prononcé confère davantage l’aura d’un homme d’État, soucieux de tous et de chacun. Surtout, d’une version l’autre, il y a totale inversion du rapport de force entre l’Espagne et la France. Le discours exprimé est plus avisé que le discours projeté car il flatte mieux la fierté ibérique. Devant les Cortes, le président français déclare que l’Europe est honorée par la jeune démocratie espagnole. À l’inverse, le projet originel plaçait l’Espagne en position de demandeur, telle une démocratie émergente dont le salut viendrait de l’aide européenne. Enfin, entre les lignes, il accusait médias et politiques d’avoir semé le doute. Le discours prononcé est plus subtil et ne mentionne nulle « interprétation inexacte » qui reviendrait à taxer d’incompétence les Espagnols.
  2. Pour la légation à Madrid, la visite de Valéry Giscard d’Estaing tient du grand œuvre. L’ambassadeur Emmanuel de Margerie recommande des collaborateurs pour l’Ordre National du Mérite et se plaît à décrire des services espagnols débordés par l’ampleur du séjour et secondés par des diplomates français de valeur[42]. Cet été 1978 fait d’effervescence et d’enthousiasme demeure, pour eux, une heure de gloire. Le 29 juin, le dîner offert au palais d’Aranjuez par le président de la République constitue l’apogée des réjouissances. Plus de 300 hôtes. Tenue de gala. Tout le spectre de l’élite espagnole est présent. Ministres, politiques, banquiers, industriels, officiers, aristocrates. Personnalités de la culture espagnole au sens large. Écrivains, universitaires, cinéastes. Jusqu’au président du Real Madrid. Valéry Giscard d’Estaing invite l’Espagne à sa table[43]. Entre le tricentenaire sur l’île des Faisans de 1959 et cette visite de 1978 s’est amorcée, bien sûr, la Transition espagnole, ce qui confère une totale marge de manœuvre à la France pour se positionner sur un pied d’égalité avec l’Espagne.
  3. C’est donc durant la Transition que les représentations franco-espagnoles basculent. Les regards neufs sur l’Espagne émergent souvent de stagiaires. En 1978, la polytechnicienne Hélène Laurent achève son stage à l’ambassade de France par un mémoire très clair. Celui-ci précise d’emblée que l’Espagne est mal connue des Français, ce qui entraînerait chez les Espagnols un sentiment de supériorité, d’infériorité aussi. D’une part, la supériorité, puisque les Espagnols souhaiteraient, par tradition, se donner des airs supérieurs. D’autre part, l’infériorité, car ils guettent les progrès français de toute espèce. Par ailleurs la France aurait trop longtemps mésestimé de vieilles rancunes. Depuis le Moyen Âge, des Espagnols reprocheraient à la France de ne pas l’avoir aidée dans la Reconquista, ou encore de s’être alliée à l’empire ottoman sous François Ier. Certes, ces faits lointains relèvent d’une mémoire sélective. Cependant, ils s’avèrent symptomatiques. Par ailleurs, les Espagnols se sentiraient plus familiers des Français que des Portugais mais cette attirance plus passionnée que raisonnée, serait frustrée par l’Hexagone, à la fois « chaleureux et distant, recherché et fuyant ». Le phénomène est saisonnier aussi. Durant l’été, ce mépris s’accentue : « Les Espagnols ne prétendent-ils pas que les Français sont les touristes les plus voyants et les moins rémunérateurs ? ». Les médias sont révélateurs de ce déséquilibre. L’Espagne étudie tout ce qui est français. Presse, radio et télévision en sont saturés. En revanche, l’Espagne intéresserait moins la France[44].
  4. C’est donc avec la mort de Franco que perce une mutation du regard français sur l’Espagne. Mais de nouveaux clichés remplacent les anciens, et quelques préjugés multiséculaires ne peuvent disparaître en quelques années. Par regard neuf sur l’Espagne, il faut entendre prise de conscience par les élites de l’administration française de la nécessité d’un regard neuf. L’exercice n’est pas toujours réussi, mais il est envisagé. Cet état d’esprit nouveau peut se résumer à trois considérations. D’abord, on passe d’un sentiment de supériorité à une plus grande admiration pour les facultés d’adaptation des Espagnols à la modernité, qu’elle soit économique – concurrence exacerbée avec la France – ou politique – affirmation du pluralisme, éveil de la société civile. Ensuite, le regard français se veut moins superficiel. Progressivement, il ne se focalise plus sur les querelles palatines et embrasse les aspirations de la nation espagnole. Enfin, l’Espagne n’est plus considérée comme un pays à part, mais comme un voisin normalisé, devenu à la fois un ami et un concurrent occidental, comme d’autres. Lorenzo Delgado Gómez-Escalonilla démontre qu’émerge en France l’image d’une Espagne qui sort de sa léthargie. L’image d’un pays qui se réveille est un stéréotype nouveau dont abusent parfois les observateurs français[45].

Conclusion

  1. En définitive, ce détour par la visite d’État de 1978 éclaire ce qui ne fonctionne pas en 1959. D’abord, sur le fond, bien sûr : du vivant de Franco, l’heure est à la mesure, voire à la demi-mesure. L’exécutif français souhaite éviter les engagements politiques avec la dernière dictature d’Europe de l’Ouest. Il en découle un tricentenaire plus confidentiel que ne l’auraient souhaité ses organisateurs sur le terrain. Sur la forme, ensuite, représenter le tricentenaire s’avère un choix élitiste et donc, au vu des objectifs de dégel, discutable. L’aspect positif pour les décideurs est qu’il n’y a pas de scandale au sens premier du terme, puisque la rencontre avec le franquisme se fait sans écho. L’aspect négatif est que cette représentation en demi-teinte légitime déjà trop le franquisme pour les partisans du maintien de l’autarcie et ne va pas assez loin pour les tenants d’une libéralisation du franquisme par rupture de son isolement. Cet anniversaire, représentation ex nihilo projetée par des organisateurs aux références spécifiques puisées dans un passé idéalisé, est surtout en discordance avec d’autres représentations – voire d’autres préoccupations – plus locales, plus immédiates. Ici, la représentation totale de l’amitié – scénique, spatiale, iconographique, diplomatique – ressuscite le dernier grand œuvre de Velázquez, pari audacieux. Toutefois, cet événement se veut trop grandiose pour ce que la relation de voisinage a de médiocre à la fin des années 1950.

Références citées

Sources d’archives

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Appareil critique

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Sermet, Jean, 1960, Le tricentenaire de la paix des Pyrénées, 1659-1959, Saragosse, Instituto de Estudios Pirenaicos-Consejo Superior de Investigaciones Científicas.

Notes

[1] Agrégé d’histoire, docteur en histoire contemporaine, enseignant d’histoire-géographie dans le supérieur et en lycée, dont sections européennes, Académie de Lyon. Auteur de Que dire à l’Espagne ? De l’isolement franquiste à la démocratie européiste, la France au défi, 1957-1979, Euroclio, PIE Peter Lang, Bruxelles, 2015. Courriel : pablo.martin-paneda@ac-lyon.fr

[2] Duccini 2012 ; Cubero 2009, pp. 147-167.

[3] Dulphy 2002.

[4] Martin-Pañeda 2015.

[5] Sermet 1960.

[6] Lavabre 1998, p. 52.

[7] Richardot 2019.

[8] Sainz 2006, p. 155.

[9] Colomer 2003, p. 69.

[10] Olazabal 2018.

[11] La Commission Internationale des Pyrénées (CIP) fut instituée par échange de lettres en 1875. Toujours en activité, c’est la plus ancienne des commissions frontalières en Europe. Elle permet de résoudre tous types de litiges frontaliers induits par des problèmes de bornage, tels que des questions d’adduction d’eau.

[12] Centre des Archives Diplomatiques de Nantes (dorénavant CADN), Madrid, F, 312. Lettre de Guy de La Tournelle à la Direction d’Europe, 5 septembre 1959.

[13] Martin-Pañeda 2015, pp. 230-232.

[14] Colomer 2003, p. 70.

[15] Sermet 1960, pp. 13-19.

[16] Montagnier 1998, p. 204.

[17] CADN, Madrid, F, 312. Ambassadeur de France en Equateur, pour la Direction d’Europe, 9 novembre 1959.

[18] Sermet 1960, p. 13.

[19] CADN, Madrid, F, 312. Discours de Castiella du 25 octobre 1959, pp. 20-22.

[20] Martin-Pañeda 2015, pp. 87-95.

[21] Archivo de Asuntos Exteriores (dorénavant AAE), R-025 688, expediente 4. Lettre de l’ambassadeur espagnol à Paris pour Castiella, du 10 mai 1959, et Fundación Nacional Francisco Franco (dorénavant FNFF), document, 23 126, lettre de Sánchez Bella ambassadeur aux Nations Unies pour Castiella, fin 1959.

[22] CADN, Madrid, F, 312 ; « Tricentenario de la paz de los Pirineos (1659-1959) », ABC, 8 novembre 1959.

[23] Sermet 1960, p. 10.

[24] Archives du Ministère des Affaires Etrangères, Direction Europe (dorénavant AMAE, DE), Espagne, 381. Roland de Margerie à la Direction d’Europe, 29 mai 1962, pp. 14-29.

[25] Sánchez Sánchez 2006, p. 222.

[26] FNFF, expediente 23 126, 1959, p. 2. Lettre de l’ambassadeur Sánchez Bella, en poste aux Nations Unies.

[27] AMAE, DE, Espagne, 246. Lettre de Guy de La Tournelle à la Direction d’Europe, 13 octobre 1959, p. 4.

[28] AMAE, DE, Espagne, 246. Rapport de fin de mission d’Armand du Chayla, 11 mars 1964, p. 27.

[29] CADN, Madrid, F, volume 312. Lettre à Roland de Margerie, 28 septembre 1959, p. 2.

[30] CADN, Madrid, série F, 312. Dépêche Agence France Presse (AFP) sur un article du New York Times.

[31] AAE, R-025 6888, expediente 4, « Tricentenaire de la Paix des Pyrénées ».

[32] CADN, Madrid, F, 312. Lettre de Roland de Margerie à Pierre Henry, 26 septembre 1959.

[33] CADN, Madrid, F, 312. Note de l’ambassade d’Espagne à Madrid, 24 septembre 1959 et lettre du consul général de France à Saint-Sébastien, Jacques Bruneau, pour Roland de Margerie, 5 octobre 1959.

[34] AAE R-5 038, expediente 31. Lettre du 14 janvier 1958, l’ambassadeur espagnol à Paris, et Dulphy 2002, pp. 496-540.

[35] AAE, R-6 157, expediente 17. Juillet 1960, p. 2.

[36] Fleites Marcos 2009.

[37] CADN, Madrid, F, 312. Lettre de l’ambassade de France à la DE, 11 août 1959.

[38] CADN, Madrid, F, 1063. Note rédigée de l’ambassadeur Robert Gillet, non datée.

[39] « Charles de Gaulle et la carrière de dictateur », 19 mai 1958.

[40] « Discours du Président de la République aux Cortes », FR3, 29 juin 1978.

[41] AMAE, DE, 4393. Projet de discours du Président de la République devant les Cortes.

[42] AMAE, DE, 4393. Margerie à Direction du Personnel du Quai d’Orsay, 28 juillet 1978.

[43] AMAE, DE, 4393. Liste des invités au dîner d’Aranjuez du 29 juin 1978.

[44] AMAE, DE, 4391. Mémoire de fin de stage pour le Centre d’Analyse et de Prévision (CAP) du ministère des Affaires étrangères, réalisé par Hélène Laurent, Jacques Mabileau, juin 1978, 107 p.

[45] Delgado Gómez-Escalonilla 2004, pp. 130-133.