By | 3 janvier 2021

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Véronique Pitois Pallares [1]
Université Paul-Valéry Montpellier 3
IRIEC EA 740

Résumé : Les personnages campés dans El Gran Vidrio, de Mario Bellatin, et La muerte me da, de Cristina Rivera Garza, sont simultanément prisonniers et dissidents du reflet d’eux-mêmes forgé par leurs interactions sociales. C’est sans doute dans cette double condition de figures entravées et subversives qu’ils incarnent malgré eux le paradoxe des sociétés contemporaines occidentales, et que ces je « introspecteurs » participent à un devenir autre qui frappe le roman de plein fouet.
Mots-clés : Roman mexicain, XXIe siècle, identité, altérité, écriture du je, introspection, Mario Bellatin, Cristina Rivera Garza, Mexique.

Título: La identidad condicionada por la alteridad: el yo al acecho de sus representaciones
Resumen: Los protagonistas esbozados en El Gran Vidrio, de Mario Bellatin, y en La muerte me da, de Cristina Rivera Garza, aparecen tanto prisioneros como disidentes del reflejo de sí mismos fraguado por sus interacciones sociales. Sin duda, por esta doble condición de figuras apresadas y subversivas encarnan a pesar suyo la paradoja de las sociedades contemporáneas occidentales, y que esos yoes «introspectores» participan en un devenir otro que azota a la propia novela.
Palabras claves: Novela mexicana, siglo XXI, identidad, alteridad, escritura del yo, introspección, Mario Bellatin, Cristina Rivera Garza, México.

Title: Alterity Conditioning Identity: the Self Awaiting its Representations
Abstract: The protagonists depicted in Mario Bellatin’s El Gran Vidrio and Cristina Rivera Garza’s La muerte me da, appear both prisoners and dissidents of the reflection that their social interactions shaped of themselves. Their double condition as subversives and hindered figures is the reason why these «introspective» selves contribute to the process of becoming other striking the novel itself.
Keywords: Mexican novel, 21st century, identity, alterity, writing the Self, introspection, Mario Bellatin, Cristina Rivera Garza, Mexico.

 

Pour citer cet article – To cite this article : Pitois Pallares, Véronique, 2021, « L’identité conditionnée par l’altérité : le je à l’affût de ses représentations», coord. par Catherine Berthet Cahuzac, Cahiers d’études des cultures ibériques et latino-américaines, no 7, <https://cecil-univ.eu/C7_10>, mis en ligne le 18/12/2020, consulté le jj/mm/aaaa, DOI : https://doi.org/10.21409/c7_10.

Reçu – Received :                      06.05.2020
Accepté – Accepted :               16.10.2020

 

Introduction

  1. « [C]haque fois que je prononce une vraie parole […] [j]e vise toujours les vrais sujets et il me faut me contenter des ombres. Le sujet est séparé des Autres, les vrais, par le mur du langage[2] », déplore Lacan. Nous nous intéresserons ici à ce mur du langage qui s’érige ou parfois se délite en mirages, entre le je et la représentation de l’autre, mais aussi entre l’autre et sa participation par la représentation dans la construction identitaire du je-sujet.
  2. Dans le processus de construction identitaire ou dans la démarche introspective des personnages, la question de l’altérité est centrale. Dire « je » revient à prendre position par rapport à l’altérité, à reconnaître l’existence de la première frontière sociale, celle que pose le langage entre le je et le non-je, comme le rappelle Roland Barthes, après Benveniste :

Tout langage, comme l’a montré Benveniste, organise la personne en deux oppositions : une corrélation de personnalité, qui oppose la personne (je ou tu) à la non-personne, (il), signe de celui qui est absent, signe de l’absence ; et, intérieure à cette première grande opposition, une corrélation de subjectivité oppose deux personnes, le je et la personne non-je (c’est-à-dire le tu)[3].

  1. La littérature mexicaine de ce début de XXIe siècle nous offre de nombreux exemples de la mise en évidence narrative de ce mur du langage entre deux subjectivités, et de son impact sur le système social concerné. Pensons notamment à des récits ouvertement autofictionnels, comme Canción de tumba (2011) de Julián Herbert, où le narrateur accompagne sa mère mourante et se remémore les paradoxes de cette figure tutélaire aimante et défaillante, prostituée, qui aura ballotté et dispersé ses nombreux enfants au gré des aléas de sa vie hasardeuse, souvent contre leur intérêt, toute d’absences et de manques. C’est aussi le cas dans des romans plus clairement fictionnels, comme El Gran Vidrio de Mario Bellatin ou La muerte me da de Cristina Rivera Garza, qui occuperont l’essentiel de ce travail.
  2. Ces deux romans ont en commun qu’ils explorent les différents mouvements et combinaisons qui articulent le je introspecteur avec l’altérité qui l’entoure. Souvent, ces relations interpersonnelles se révèlent problématiques, à différents égards, et deviennent source de frustration. Parfois l’entourage social et affectif du sujet – a fortiori lorsqu’il est enfant – se montre défaillant dans son rôle de contributeur à l’édification de l’individu et oblige celui-ci à développer des miracles d’ingéniosité pour pallier l’absence ou l’incompétence, voire la nocivité, des premiers cercles de sociabilité que sont les parents, la famille, etc. À d’autres occasions, le personnage est saisi dans son incapacité à se connecter avec l’altérité : manque de communication ou incompréhension, l’autre demeure régulièrement un objet désirable mais inaccessible.
  3. Nous nous demanderons ainsi dans quelle mesure, à travers le corpus sélectionné, l’altérité se présente ou s’impose comme un vecteur – et pourquoi pas un enjeu ? – de la construction identitaire subjective. En effet, les rapports interpersonnels qui voient l’interaction du je avec un non-je, un autre, un tu ou un il/elle, ne sont pas absents des dynamiques introspectives, ni des récits qui les mettent en scène. Au contraire, il semble que l’altérité constitue un élément essentiel dans les phénomènes de construction et de recherche du moi, notamment dans l’acquisition du langage et la possibilité de dire « je » chez le tout jeune enfant et bien au-delà. Dans les romans de Mario Bellatin et Cristina Rivera Garza, les personnages entretiennent tous dans différentes mesures des relations problématiques avec les autres, un vaste ensemble qui inclut l’entourage proche du je, mais aussi un nombre incalculable d’inconnus, sans oublier tous les cas de figure intermédiaires. Ces relations sont problématiques non pas en tant qu’elles impliquent une série de conflits qu’il conviendrait de résoudre, mais par ce qu’elles sous-tendent des questionnements de fond sur ce qui distingue et ce qui relie le je à un monde « ancho y ajeno[4] ».
  4. À l’instar de la multitude infinie des visages qui la composent, cette altérité est plurielle et ses manifestations variées. Si ce rapport à l’altérité peut favoriser l’éclosion et la formation du sujet, il peut aussi s’ériger comme un obstacle à l’affirmation du moi et donc entraver la construction identitaire par son inaction ou au contraire par des actes de sabotage. Parce qu’elle confronte le sujet à ses limites et à sa singularité du fait de sa seule existence, l’altérité elle est inséparable de l’écriture du je : il n’y a pas d’ego, pas de je, sans l’existence d’un autre. Dans son prologue à l’ouvrage Yo también soy, Tatiana Bubnova, traductrice de Mikhaïl Bakhtine en espagnol, explique :

El otro es la primera condición de la emergencia del sujeto que se dice «yo». El postulado ontológico no sería entonces «yo soy» o, pongamos por caso, «pienso, luego soy» –¿por qué, dice Bajtín, sólo por haber advertido que pienso, debo considerar que pienso la verdad?–, sino un «yo también soy», mediante el cual se otorga la primogenitura al otro[5].

  1. Je n’est singulier que parce qu’il s’affirme en se démarquant de la masse plurielle et diverse qui l’entoure. Moteur ou frein, il nous intéresse ici de voir comment l’existence de l’autre opère dans l’économie introspective et intimiste de ces romans.
  2. On s’attachera tout d’abord à voir assez succinctement comment elle se manifeste dans une sélection de récits de Mario Bellatin, puis plus particulièrement dans El Gran Vidrio, où l’altérité se présente sous différents aspects : à la fois dans une modalité d’encouragement à la création et à la réalisation du je et comme un obstacle qui entrave la reconnaissance et l’affirmation, donc la construction, du je. Dans le roman La muerte me da, de Cristina Rivera Garza, la question de l’altérité se trouve au cœur des réflexions et des inquiétudes des personnages ; elle est ainsi problématisée et systématiquement remise en question, et constitue à la fois un mystère insoluble et un enjeu inaccessible dans le processus introspectif des principales figures du roman, ce qui se manifeste particulièrement dans l’échec systématique de la communication. Paradoxalement, l’altérité devient aussi pour plusieurs d’entre eux un moyen, un vecteur d’accès à soi-même, dont le succès est variable. Dans cet univers presque métaphysique, dire « je » sous-entend nécessairement un mouvement vers l’autre, un fort investissement de l’altérité réelle, symbolique ou imaginaire.

1. Mario Bellatin : se construire malgré l’autre, ou l’invention compulsive de soi

  1. L’univers narratif de Mario Bellatin se caractérise par son aridité relationnelle : absence de communication, incompréhension de l’autre, rejet social, ostracisme, indifférence et abandon sont la norme. L’écrivain espagnol Vicente Luis Mora fait un constat encore plus sombre : « Tampoco el amor sublima; en la obra bellatiniana el amor no es más que un territorio franco para la tortura psicológica o física[6] ». Parmi les figures qui cristallisent le plus clairement cette violence relationnelle, citons par exemple le poète japonais éponyme de Shiki Nagaoka: una nariz de ficción (2001), créateur génial et méconnu d’une œuvre révolutionnaire – bien que malheureusement intraduisible et indéchiffrable ! –, qui fait les frais de la moquerie incessante de ses compagnons du monastère où il vit reclus, en raison de la taille extravagante de son appendice nasal, comme lors de cette scène grotesque :

Shiki Nagaoka debía pagarle a un novicio para que la sostuviera levantada durante las comidas. A veces quería valerse por sí mismo, y se sujetaba la nariz sin la ayuda de nadie. Pero ese método no era del todo efectivo, y en muchas ocasiones se retiraba de la mesa de mal humor por no haber podido probar bocado. Finalmente, un niño dotado de mucha gracia que realizaba algunas tareas menores en el monasterio, al ver la desesperación del monje Shiki Nagaoka en el refectorio se ofreció a sostener él mismo la nariz. Las cosas fueron bien al principio. Nuestro escritor comenzó a tomar la sopa de buen grado hasta que, de pronto, un estornudo del niño produjo la caída de la nariz al plato y el inmediato regocijo general[7].

  1. Abandonné par toute sa famille à l’exception d’une sœur, il est exclu de sa lignée par ses propres parents qui n’approuvent pas son choix de vie et meurt dans la solitude, déshérité, banni et finalement oublié :

Días antes de su retiro al monasterio, sus padres pagaron en el diario local una nota en la que se declaraba que la familia no estaba de acuerdo con la decisión del menor de sus hijos, Shiki Nagaoka, de hacerse novicio. Colocaron incluso a un lado, en letras pequeñas, su verdadero nombre: Naigu Zenchi. La nota también señalaba que la familia hubiera querido que una vez cumplida la mayoría de edad, Naigu Zenchi dejara de escribir monogatarutsis y se dedicase a administrar los negocios de la familia. Shiki Nagaoka sería desheredado en cuanto cruzara las puertas del pabellón principal del monasterio de Ike-no-wo[8].

  1. Dans Salón de belleza (1994), le salon de beauté se transforme en un mouroir où les malades ne peuvent espérer aucune visite de leurs proches, ni aucun signe de compassion de la part du fondateur et propriétaire des lieux. La narratrice de La escuela del dolor humano de Sechuán raconte pour sa part et sans cacher son orgueil la tâche qui lui incombe de noyer dans la fontaine de la place du village les enfants qui ont préalablement été désignés. Pourquoi et par qui, elle-même l’ignore, à moins que cela ne l’intéresse pas. Elle ne peut cacher la fierté qu’elle retire du devoir accompli et du travail bien fait : comble de sa vanité, elle affirme glorieusement que son geste n’a jamais failli, qu’elle n’a jamais « raté » l’exécution d’un enfant ! Ce que nous désignons comme un climat d’aridité relationnelle tient en effet à la présence de fond d’un véritable désert émotionnel qui semble toucher tous les personnages, et qui fait partie des caractéristiques de l’univers narratif de Mario Bellatin les plus assumées par l’auteur. La modalité la plus significative de cette aridité relationnelle et sentimentale concerne à notre sens les relations entre parents et enfants, souvent teintées de marques de désamour et d’une dissolution des liens affectifs qui va de l’indifférence à la haine et du simple manque d’attention à l’infanticide. Un des exemples les plus flagrants vient de Damas chinas (1995), où le narrateur, un médecin gynécologue, se retrouve dépassé par l’impuissance et par la lassitude face à son fils toxicomane. Un jour qu’il le découvre une fois de plus dans une grande confusion proche du délire, après un accès de fureur destructrice, les soins qu’il lui apporte prennent un tour inattendu :

En medio del desorden encontré a mi hijo sentado en un rincón. Su aspecto era lamentable. En sus manos aferraba un puñado de billetes. Creo que no me reconoció, de otro modo no me hubiera extendido el dinero y pedido que lo ayudara a salir a la calle. Me acerqué con lentitud. No quería alterarlo. Creo que le dije algunas palabras. Algo así como que no se preocupara, que estaba allí para ayudarlo. Me arrodillé a su lado, pero no mostró una reacción perceptible. No parecía sentir mi presencia. Pude, entonces, abrir con facilidad mi maletín de médico y preparar una jeringa con un calmante. Dadas las circunstancias, creí conveniente inyectarle una dosis mayor que la habitual. Para mi sorpresa, la respuesta de mi hijo comenzó a presentarse de manera opuesta a la esperada. Empezó a mostrar síntomas de inquietud. Quiso mover con violencia el brazo donde le estaba aplicando la inyección. Tuve que sujetarlo con fuerza. Poco después entró en convulsiones. Me alejé unos centímetros y vi cómo el cuerpo de mi hijo empezaba a dar sacudidas en forma metódica. Mi reacción inicial fue envolver en un papel tanto la jeringa como los frascos vacíos. Los guardé luego en el maletín.
Los funerales fueron discretos. Aparte de mi esposa, nadie pareció demostrar un verdadero dolor[9].

  1. On ne saura jamais s’il s’agit d’un lamentable accident, d’une déplorable erreur médicale, ou si le médecin avait l’intention de donner la mort à ce fils encombrant qui venait de détruire l’intégralité du mobilier dans une énième attaque de violence sous l’effet des drogues consommées. En tout cas, ses réactions dévoilent un désinvestissement affectif de la relation père/fils : lorsque l’homme, pour tranquilliser le jeune en plein délire, lui glisse peut-être quelques mots de réconfort, ce dont il n’est même pas certain, les promesses de soutien qu’il pourrait avoir articulées sont totalement dénuées de sincérité, introduites dans le récit par « Algo así como que ». On remarquera particulièrement l’anonymat auquel le narrateur condamne son enfant en ne s’y référant qu’à partir de leur lien de parenté : « mi hijo ». Cet anonymat semble lui être rendu lorsque le jeune homme, certes dans un état second, ne reconnaît pas les traits du visage de son père, le rejetant ainsi dans la masse confuse de l’altérité, sans plus de distinction, sans plus de familiarité ou de proximité. Si les premières lignes pouvaient laisser entrevoir l’imminence d’une scène digne de la Passion du Christ, avec un père qui s’agenouille auprès de son enfant moribond, la seconde moitié de ce fragment ferme définitivement la porte à cette éventualité en excluant tout registre pathétique. En effet, le lexique employé pour exposer les pensées et réactions du narrateur est marqué par sa dominante cérébrale, et non émotionnelle : « creí conveniente », « sorpresa », tout comme les compléments circonstanciels de manière qui accompagnent ses actions : « con facilidad », « con fuerza ».
  2. La scène est violente : le médecin fait l’usage de la force pour administrer l’injection qui sera létale à son enfant et, lorsque celui-ci convulse, sa seule réaction est de cacher le matériel médical qu’il vient d’utiliser, plutôt que de porter secours à son rejeton. Il fait ainsi disparaître les preuves de sa culpabilité et se protège de poursuites judiciaires sans même tenter de sauver son fils. La conclusion de cet épisode rapporté de façon cruellement neutre évoque discrètement un enterrement tout aussi froid, après une ellipse pudique ou indifférente : la mort de l’adolescent, passée sous silence, paraît finir d’enfouir l’existence et l’identité de ce rejeton embarrassant sous une chappe de plomb, au profit d’une focalisation exclusive de la narration sur l’expérience du père. Contrairement à ce qu’aurait pu laisser penser l’usage de l’adjectif « lamentable », au début de la scène, il n’y a là aucune lamentation de deuil, comme si, même après sa mort, l’enfant ne demeurait qu’un attribut social dérangeant et, à ce titre, ne pouvait qu’appartenir à une frange d’altérité menaçante pour le narrateur.
  3. Dans El Gran Vidrio (2007), roman qui se compose de trois récits supposément autobiographiques qui finissent par fusionner, ni l’amour filial ni l’amour parental ne sont davantage au rendez-vous. La mère du narrateur du chapitre-récit « Mi piel, luminosa… en los alrededores de la tumba del santo sufí[10] » brille par son absence et, quand elle est présente, même si ce n’est peut-être que dans les songes du petit garçon, elle est muette, distante, inaccessible. Le narrateur dit ainsi être reclus dans une École Spécialisée dont sa mère ne le sort, en cachette, que pour aller l’exhiber dans les bains publics en échange de quelque trésor : rouge à lèvre ou autre frivolité. Quand le corps lumineux de son fils ne produira plus la séduction escomptée, il en est sûr, elle le tuera sans hésiter. Plus que l’absence manifeste d’affection et les manquements en tout genre, nous nous intéressons ici surtout aux implications de l’absence presque totale de communication entre la mère et l’enfant.
  4. Le père de la narratrice de « Un personaje en apariencia moderno[11] » l’exhibe tout autant que la mère du premier chapitre, pour tenter d’adoucir la colère des huissiers ou encore pour se débarrasser de la charge qu’elle représente en la mariant. Il est possible que toutes ces situations extravagantes ne soient que des inventions du narrateur mythomane qui joue les caméléons au fil des pages du roman, mais ce sont elles qui plantent le décor des liens qui unissent les personnages à leurs parents. Du côté du deuxième chapitre « La verdadera enfermedad de la sheika[12] », le narrateur adulte en plein processus de conversion à l’islam soufi cherche un moyen de garantir l’application de ses dernières volontés face à la menace d’une famille qu’il imagine peu respectueuse de sa foi. L’absence d’affection et les manquements en tout genre, dont nous ne doutons pas qu’ils aient une influence sur la personnalité et la (non-)émotivité des protagonistes, nous intéressent cependant moins que les implications de l’absence presque totale de communication entre les parents, particulièrement la mère, et l’enfant.
  5. Il est significatif que le discours direct soit presque totalement absent de l’œuvre de Mario Bellatin et particulièrement des récits sur lesquels porte notre attention : cela accentue encore le manque de communication qui affecte les relations souvent dysfonctionnelles entre les personnages et leur entourage :

200. No tengo seguridad, eso sí, de que sean ciertas muchas otras cosas, aparentemente más importantes, no sólo de mis compañeros actuales sino especialmente de mi vida privada.
201. No sé, por ejemplo, el número de hermanos que he tenido.
202. He olvidado asimismo el rostro de mi padre. 
203. Quizá preguntar a mi madre disiparía las dudas.       
204. Pero a estas alturas es absurdo dirigirle directamente la palabra.      
205. Lo más probable es que se esconda detrás de uno de sus lápices y me muestre el rostro pintado con los colores más extraños que se pueda imaginar[13].

  1. Lorsque le narrateur de « Mi piel, luminosa… en los alrededores de la tumba del santo sufí » considère insensé et inutile de questionner sa mère au sujet des doutes qui le taraudent sur de nombreux détails de son passé, mais aussi de sa situation présente, il fait un constat dont les conséquences sont accablantes à plus d’un titre. En effet, le mutisme de la mère depuis l’abandon du père et l’explosion du noyau familial hypothèque non seulement les possibilités de vérifier la fiabilité des souvenirs du petit garçon et de les corriger ou de les compléter au besoin, mais entrave également la consolidation de la subjectivité de celui-ci et de tout son rapport au monde. Dans le troisième chapitre, la narratrice explique qu’elle n’a pas souvenir d’avoir de langue maternelle, ce qui la rend incapable de communiquer… pour la figure qui assume la narration, c’est un comble ! Dans tous les cas, cette absence verbale de la mère a des conséquences directes sur le développement personnel et cognitif des deux protagonistes (qui, en dernière instance, se rassemblent en un seul narrateur). Voilà donc un exemple flagrant de ce que l’écrivain espagnol Vicente Luis Mora considère être « la identidad laminada de los sujetos en las obras de Mario Bellatin[14] ». Mikhaïl Bakhtine, dans son Esthétique de la création verbale, exprime joliment le rôle prépondérant de la figure maternelle dans les étapes initiales de la constitution de l’identité subjective :

En effet, dès que l’homme commence à se vivre par le dedans, il trouve aussitôt les actes – ceux de ses proches, ceux de sa mère – qui vont au devant de lui : tout ce qui le détermine en premier, lui et son propre corps, l’enfant le reçoit de la bouche de sa mère et des proches. C’est sur leurs lèvres et dans la tonalité de leur amour que l’enfant entend et commence à reconnaître son nom, entend nommer son corps, ses émotions et ses états intérieurs ; les premiers mots, qui font autorité, et qui parlent de lui, ceux qui sont les premiers à déterminer sa personne, qui vont au devant de sa propre conscience intérieure, encore confuse, et qu’ils forment et formulent, ceux qui lui servent à se prendre en conscience pour la première fois et à se sentir en tant que chose-là, ce sont les mots d’un être qui l’aime […] L’enfant commence à se voir pour la première fois, par les yeux de sa mère, c’est dans sa tonalité qu’il commence aussi à parler de lui-même, comme se caressant à la toute première parole par laquelle il se dit lui-même[15].

  1. En l’absence de ce langage maternel, substitué dans le cas du petit garçon de « Mi piel, luminosa… en los alrededores de la tumba del santo sufí » par un mutisme inaltérable, le narrateur semble condamné à hoqueter de façon saccadée des unités de discours dont il ne parvient pas à valider le sens. Comme pour pallier l’absence structurelle de sa mère dans son lien langagier au monde, il rajoute une structure objective en numérotant presque supersticieusement chacune de ses phrases. La continuité numérique puisée dans le langage de l’autre, tout en référence externe, remplace maladroitement le liant affectif qu’aurait dû représenter l’intégration et l’appropriation du langage depuis le pôle aimant et proche – cette altérité intermédiaire et bienveillante – de la parole-caresse maternelle.
  2. On voit donc ici une prolongation bakhtinienne et langagière du stade du miroir lacanien, cette étape clé dans le développement du petit enfant entre six et dix-huit mois, qui comprend progressivement que le reflet qu’il voit dans le miroir n’est pas un autre-que-soi mais l’image projetée de lui-même, et qui le comprend d’autant mieux qu’il peut reconnaître dans cette image projetée le sourire connu et aimant de sa mère posant les yeux sur lui. Chez Bellatin, sans ce premier miroir réfléchissant et – normalement – aimant, l’identité et la subjectivité des figures protagonistes de El Gran Vidrio se trouvent fortement déstabilisées, non qu’elles aient été déracinées, mais dans le sens où elles n’ont pas de terreau où s’ancrer. De là, il devient impossible de se situer clairement dans une identité évolutive mais stable et cohérente : le petit enfant du premier chapitre ne sait plus s’il avait des frères et sœurs et la narratrice polymorphe du dernier récit ne cesse pas de se considérer, à quarante-six ans, comme une petite fille ou au contraire comme un adolescent passionné par les Renault 5. Dans les deux cas, le développement cognitif élémentaire s’en ressent, les deux narrateurs prétendant avoir des « limites » dignes de quelqu’un qui présenterait un retard mental avéré : l’un est enfermé dans une institution spécialisée et l’autre est tout bonnement incapable – à quarante-six ans ! – d’apprendre à écrire. Dans ce contexte où l’altérité proche, celle qui guide les premières découvertes et les premières années de vie, est défaillante, démissionnaire ou destructrice, dire « je » devient une tentative hasardeuse, un balbutiement vertigineux et incertain. Par exemple, lorsque le narrateur évoque les expériences punitives (ou punitions expérimentales ?) que lui fait subir sa mère, notamment en lui brûlant les mains dans un feu allumé pour l’occasion, c’est avec un grand détachement, presque un désinvestissement émotionnel qui tend à indiquer un processus de dépersonnalisation du je.

[…] mi madre comenzó a realizar una serie de experimentos con mi cuerpo
95. Me imagino que para conseguir de una manera más efectiva mi futuro ingreso en la Escuela Especial. […]
97. Entre otras acciones, me colocaba unos lentes con los que la realidad se trastocaba hasta convertirse en una presencia irreconocible, capaz únicamente de producirme desagradables mareos.
98. En otras ocasiones no me dejaba respirar, tapándome la cara con la almohada hasta que me sentía morir.
99. Una vez trató de introducir mi cráneo dentro de una calavera de cartón que guardaba con fines desconocidos.
100. Cierta mañana en que me descubrió gastando en caramelos un dinero que había caído del bolsillo de un muchacho, me chamuscó las manos en un fuego que encendió con el solo propósito de llevar a cabo su lección[16].

  1. Une épaisse frontière empêche l’identification entre le je narrateur et son objet, le je narré, comme s’il s’agissait de deux identités distinctes et distantes, saisies à un stade antérieur à la reconnaissance de soi fondatrice de l’expérience du miroir lacanien.
  2. Pour faire face à l’absence ou au manque de coopération de la figure maternelle et du noyau familial, les deux narrateurs mentionnés développent des stratégies de compensation identitaire ; en un mot, ils surenchérissent d’affirmations et d’élaborations de soi, au risque de s’y perdre. Le garçonnet est ainsi obnubilé par la blancheur translucide de sa peau, notamment au niveau génital, ce qui révèle une attitude physique et mentale proche du nombrilisme, du repli sur soi. La narratrice du dernier récit s’invente sans cesse, se redessine en permanence, se réélabore à l’infini, sans aucune limite. L’un comme l’autre, ils se retrouvent pris dans la spirale obsessionnelle de la création compulsive du je. Ce même besoin de construction active de soi apparaît de façon plus diaphane dans le chapitre intermédiaire, où le personnage investit une nouvelle communauté religieuse et spirituelle et se dote par là même d’un nouveau système de valeurs, de nouvelles références affectives et d’un nouveau cercle de sociabilité où il pourra mettre en place de nouvelles interactions, pour une re-construction du je de fond en comble.
  3. L’absence de communication, qui est à associer à une privation de l’altérité nécessaire au bon développement cognitif et subjectif du jeune enfant, s’érige donc en premier lieu comme un obstacle ou un frein qui limite les échanges avec l’autre, indispensables pour pouvoir se constituer par effet de miroir comme un je, face à un tu et différent du il. Cependant, dans El Gran Vidrio, cette carence devient rapidement un moteur d’affirmation du je qui, par compensation, s’attelle frénétiquement à la convocation de sa mémoire et à l’affirmation de son individualité. D’autre part, les grandes difficultés de communication soulignent la frontière qui sépare le je de tout ce qui l’entoure : les pensées et les émotions ressenties, impossibles à partager avec quiconque, évoluent presque en autarcie et renforcent ainsi la dynamique introspective essentiellement « égo-centrée ».

2. Le langage, un outil performatif mais peu performant : La muerte me da, du monologue dialogique au dialogue monologique

  1. Dans La muerte me da, de Cristina Rivera Garza, autour de la (vaine) recherche du criminel, les considérations métaphysiques sur le concept même d’identité personnelle, notamment générique, mènent les protagonistes à un examen sans concession de leurs propres paradoxes identitaires et de leur inévitable corrélat : l’altérité et ses rapports complexes avec la construction de l’identité subjective. Comment je s’articule et se connecte avec l’autre devient l’une des questions centrales de ce roman qui propose plusieurs niveaux de lecture au récepteur, autant que de niveaux de réflexion à ses personnages. Ils se retrouvent confrontés à une violence inouïe, à tel point que leur univers de valeurs s’en trouve ébranlé, depuis les plus fermes convictions jusqu’aux idées reçues mollement tenaces ; cela les oblige à un examen introspectif et à une remise en question de leur conception du monde, c’est-à-dire de l’autre, c’est-à-dire encore d’eux-mêmes et de leurs zones d’ombre. À l’échelle du je ou dans la mise en scène métafictionnelle de la création littéraire que représente l’ensemble du roman, l’altérité s’impose comme l’un des principaux enjeux et comme la clef de la compréhension de tout l’univers diégétique, depuis l’anecdote policière qui se dilue progressivement dans une veine de réflexion plus métaphysique jusqu’à l’identité de chacun des personnages.
  2. À l’instar de nombreux personnages de Mario Bellatin, bien que dans une moindre mesure, les protagonistes de La muerte me da semblent entourés d’une certaine froideur relationnelle. Surtout, plus que la solitude, c’est l’impossibilité de communiquer qui est mise en exergue par ces différentes figures et de façon tout à fait explicite par Cristina, la narratrice. À cet égard, les premières pages sont éclairantes, à commencer par l’incipit avec la découverte du premier mort:

–Pero si es un cuerpo –farfullé para nadie o para alguien dentro de mí o para nada. Al inicio no reconocí las palabras. Dije algo. Y eso que dije o creí decir era para nadie o para nada o era para mí que me escuchaba desde lejos, desde ese lugar interno y hondo a donde no llegaban nunca el aire o la luz; ahí donde se iniciaba, hostil y avorazado, el murmullo, el atropellado aliento sin voz. Un pasadizo. Un bosque. Lo dije después del azoro; después de la incredulidad. Lo dije cuando el ojo pudo descansar. Luego de ese largo rato que me tomó volverlo forma (algo visible) (algo enunciable). No lo dije: salió de mi boca. La voz baja. El tono del espanto o de la intimidad.
[…] Debí decirlo. No sé por qué. Para qué[17].

  1. Ce n’est que le début d’une constante remise en question de l’utilité et de la performance du langage en tant qu’outil de communication. Dans ces lignes initiales, il est déjà présenté dans ses défaillances, au nombre desquelles se trouve la confusion, celle-là même qui affecte le discours de la narratrice en la poussant à accumuler des phrases nominales ou des parenthèses juxtaposées pour modifier ou préciser une pensée imparfaitement exprimée dans son premier jet. Cette prolifération illustre aussi l’état de confusion émotionnelle de la protagoniste, c’est-à-dire du je narré, dont la surprise et l’effroi sont tels que le langage devient étranger et fuyant et échappe à son contrôle : les premiers mots lui viennent malgré elle au point qu’elle ne les reconnaît pas et ce, pourtant après un moment de réflexion, de mise en forme. Par ailleurs, la narratrice constate que cette phrase initiale incomplète est sans but précis, sans destinataire défini… à part peut-être une partie méconnue d’elle-même, ce petit autre de Lacan. Alors qu’elle se trouve hébétée, dans un état de sidération, de stupeur ankylosante, Cristina n’agit plus sur le langage : c’est le langage – produit de l’altérité collective qui nous précède et nous forge en tant que « [l]e je est un dérivé du Nous[18] » pour Edmond Cros – qui agit sur elle, qui l’agit, elle, sans attendre qu’elle ait retrouvé ses esprits :

Cuando volví a decir lo que creí que dije, cuando dije para mí, que era la única que me escuchaba desde ese lugar interno y lejano donde se generaba y se consumía el aire o la luz, fue ya demasiado tarde: había hecho las llamadas correspondientes y, como yo lo había encontrado, me había convertido ya en la Informante[19].

  1. Par le biais du langage s’opère une dissociation du sujet en deux instances, dont l’une se constitue comme une forme d’altérité intérieure, de petit autre lacanien, donc, dès lors qu’elle devient destinataire du discours formulé par l’autre instance. La dynamique monologique s’expose ici dans sa dimension paradoxalement dialogique ; puis, dès le second sous-chapitre, la communication interpersonnelle est à son tour mise sur la sellette. L’épisode consiste en la narration par Cristina de l’interrogatoire que mène « una oficial del Departamento de Investigación de Homicidios[20] », probablement la Détective, une fois parvenue sur le lieu où Cristina a signalé la présence du cadavre. Celle-ci est alors questionnée en tant que témoin sur les circonstances qui l’ont conduite à faire la macabre découverte. Le récit fait alterner le fil des pensées de la narratrice typographié en police romaine et les fragments en italique des réponses de Cristina aux questions qui lui sont posées et qui demeurent hors champ :

No, no lo conocía.
No, nunca había visto algo así.       
No.

Es difícil explicar lo que uno hace. Es difícil decirle a quien interroga con esa mirada vehemente café crepuscular que es mejor, más interesante en todo caso, correr por los callejones que por las calles de la ciudad[21].

  1. Non seulement le récit est explicite quant aux difficultés de communication que rencontre Cristina, mais il les met clairement en évidence en éludant tout un pôle du dialogue : les questions de l’officier de police et les éventuelles réactions que peuvent susciter les réponses laconiques de « la Informante ». Ce qui aurait dû être un échange verbal n’est représenté que de façon unilatérale et occulte la présence active de l’autre – ici, le grand Autre de Lacan – dans une sorte de négation de la situation d’interlocution et dans une volontaire non-représentation de l’autre. Soudain, apparaît un destinataire inopiné sous la forme d’un tu qui se révèle être… le souvenir du cadavre gravé dans la mémoire de la narratrice :

Es difícil hablarte de tú. ¿Por qué habría?
Verte: la cara lampiña, la camisa blanca, los zapatos de charol. Todo es un cementerio, se sabe. Una aparición siempre es una aparición. Me dices que nada cambia. ¿Por qué no habría de dudarlo? Estoy segura de que sabes silbar. Tienes ese tipo de boca sobre la boca semiabierta por la que ya no entra el aire ni la noche. Mi primer[22].

  1. L’apparition de cette deuxième personne du singulier a de quoi surprendre : l’interlocuteur mis en scène n’est même pas un mort, mais l’idée qu’en a gardée Cristina, la réélaboration fantaisiste qui naît dans son imagination à partir du souvenir obsédant de l’image du cadavre gisant sur le trottoir. Pourtant, tout est là pour simuler un véritable échange, un vrai dialogue : l’usage répété de la deuxième personne du singulier pour une plus grande familiarité, confirmée par l’apostrophe directe introduite par un adjectif possessif à la fin du paragraphe.
  2. Au portrait brièvement esquissé s’ajoute même la relation au discours indirect d’une prise de parole de cette figure étonnamment loquace pour un mort : « Me dices que nada cambia ». Tout n’est pourtant que le fruit de l’imagination confuse de la narratrice, puisque la bouche du défunt, comme elle-même le remarque, est définitivement scellée, stérile. On suppose donc que l’échange qu’elle imagine avec la figure du mort a lieu exclusivement dans sa tête, sans qu’elle n’en laisse rien paraître à l’extérieur, où elle est par ailleurs occupée à répondre aux questions des enquêteurs. Cette impression est renforcée par le changement de police typographique : la coutume tend plutôt à associer les italiques à ce qui n’est pas dit ou pas visible, telle une voix off ou un hors champ, par analogie avec les normes en vigueur pour l’édition des textes dramatiques où les didascalies sont notées en italique pour les différencier du texte qui sera joué par les acteurs. Ici, au contraire, les caractères italiques figurent les réponses de Cristina au discours direct. Le lecteur en déduit que les lettres romaines signalent par contraste le flux de conscience et les pensées intérieures de la narratrice. Pourtant, lorsque Valerio décrit son arrivée sur la première scène de crime, près de deux cents pages plus loin, il semblerait que cette conversation imaginaire, comme bien d’autres après, se soit tenue à voix haute :

La corredora que se convertiría en su primer testigo, el testigo principal en el caso de los Hombres Castrados, repetiría una y otra vez en su testimonio inicial que no quería volver a ver algo así. Nunca. Nunca más. Viéndola, oyéndola con todo cuidado, Valerio llegaría a considerar por primera vez y con gran terror, un terror que hasta ese momento no conocía, si no estarían frente al demente quehacer del asesino serial. Luego, cuando constató que hablaba sola, cuando no tuvo duda de que la mujer se comunicaba a toda hora con seres de suyo imposibles, lo dudaría otra vez[23].

  1. Cet exemple est représentatif des relations paradoxales qu’entretiennent les personnages de La muerte me da avec l’altérité et des surprenantes modalités de la communication qui en découlent. En effet, l’interlocuteur « réel », en présence sur le même plan diégétique que la narratrice, est littéralement effacé du texte : malgré cette absence formelle, on devine son existence et ses questions entre les lignes et il est par ailleurs pris en considération par la voix narrative dans le récit qu’elle fait de la scène. Ce qui était un dialogue est tellement tronqué, amputé du discours de l’autre, qu’il prend spatialement dans le texte l’aspect d’un monologue. Au contraire, ce qui ne pouvait être qu’un discours introspectif, monologique et cathartique autour de l’objet déclencheur de la stupeur et de l’hébétude, investit mentalement cet objet comme un authentique interlocuteur auquel sont même attribuées quelques paroles, mimiques et réactions diverses. Pourtant, à la différence de la femme officier de police, cette figure fantasmatique n’est dotée d’aucune espèce de corporalité ou de vie, puisqu’elle n’est que chimère.
  2. Dans les deux cas et selon des logiques antagoniques, l’autre est absent de la situation de communication, soit qu’il soit réduit au silence par un parti pris narratif autoritaire et égocentrique, soit qu’en sa qualité de simulacre il soit incapable de donner la réplique au personnage qui en invente jusqu’à l’existence. La focalisation interne du texte s’en trouve radicalisée et la figure de l’interlocuteur – condamnée à rester dans l’ombre pour l’une, ou dans le domaine de la création onirique pour l’autre –, effacée et soumise au pouvoir exclusif du je narrateur. Lorsque celui-ci décide de censurer le discours de la Détective, l’autre est relégué hors champ et se limite à n’être qu’un pré-texte, un élément qui précède et provoque le texte, dont il demeure cependant irrémédiablement exclu.
  3. Une autre preuve de cela repose sur la rareté de l’emploi des noms propres pour désigner les personnages de l’histoire : seuls Valerio, l’assistant de la Détective, et la narratrice autofictionnelle Cristina Rivera Garza sont dotés de nom(s) propre(s) ; les autres figures sont mentionnées ou appelées par un terme ou une expression qui les définit. Ainsi en est-il de la Détective, dont le statut professionnel et la fonction dans l’intrigue font office de nom, mais aussi des amants de Cristina : « El-Amante-de-la-Gran-Sonrisa-Iluminada[24] » puis « El-Hombre-Que-Era-A-Veces-Él[25] ». Leurs dénominations sont des portraits physiques ou métaphoriques qui soulignent une caractéristique essentielle de leur personne, celle qui s’impose dans l’esprit de la narratrice. Cette dernière sera également désignée, dans les parties focalisées sur Valerio ou sur la Détective, selon sa fonction transitoire : « la Informante » après avoir donné l’alerte de la présence du premier cadavre mutilé, « la Profesora[26] » lorsqu’elle est sollicitée comme spécialiste de l’œuvre d’Alejandra Pizarnik, ou encore « la Sospechosa[27] » quand l’enquête tourne à son désavantage… Ce que ce procédé révèle, c’est d’une part le constat de l’évanescence et de la relativité de l’identité, qui est ici rendue évolutive et changeante à travers les appellations réservées à chaque personnage, et d’autre part, la négation de l’identité de l’autre par le je de la focalisation narrative. En effet, une vraie situation de communication aurait permis de prendre en compte le nom propre de chacun des autres qui composent l’entourage des protagonistes, de respecter le symbole de la stabilité et de la permanence de son identité et, surtout, de concevoir l’altérité à partir des éléments que cette autre subjectivité me fournit d’elle-même et non plus uniquement sur la base de ce que représente cette personne par rapport à moi, de ce qui caractérise sa relation à moi. Le rejet partiel ou total du nom propre équivaut ainsi à une négation de l’identité de l’interlocuteur, relégué au rang d’objet que le je saisit et définit à partir de sa propre perspective exclusivement, ce qui signe une fois de plus l’échec des situations de communication.
  4. Si le discours en tant qu’acte performatif de communication entre un pôle énonciateur et un pôle destinataire – qui peuvent parfois cohabiter et se confondre en un même individu – se voit souvent déraciné de sa vocation de connexion avec une altérité que l’émetteur ne semble pas prendre en compte, le langage est paradoxalement conçu comme un outil fondamentalement universel et commun, donc un peu étranger, tout à la fois point de rencontre à mi-chemin entre deux pôles et no man’s land. Dans ce contexte de manque de communication ou d’incompréhension réciproque, il est presque surprenant que les mots soient ainsi partagés et appartiennent autant à je qu’à l’autre, au point d’ailleurs de ne plus vraiment appartenir à personne, comme l’exprime l’auteur des messages adressés à Cristina : « se me antojó llenar el tiempo, que es puro espacio intervenido, con palabras y orejas. Las tuyas. Las mías. A final de cuentas uno nunca sabe a ciencia cierta de quién son las palabras[28] ». La rédactrice anonyme fait une large place à l’interlocuteur dans sa conception de la communication verbale : elle évoque plus les oreilles qui reçoivent les mots que les bouches qui les émettent.
  5. L’auteure des messages insiste peu après sur l’effacement de la ligne qui sépare le je de l’autre et qui se produit selon elle à travers le langage et grâce à sa nature collective :

¿Podré?, te lo preguntaba yo y te lo preguntabas tú, transformando el pronombre ausente en un yo que viajaba de ti hacia mí y de mí hacia ti sin aparente reparo. Tenías el papel entre las manos y te lo preguntabas una y otra vez, ¿podré?, olvidándote de que estabas expuesta frente a la ventana, abierta como ella hacia el mundo, observando los árboles con una extraña intensidad inmóvil[29].

  1. L’interrogation au futur et à la première personne « ¿Podré? » suppose en réalité une demande de permission qui interpelle le destinataire, dès lors seul détenteur de la réponse. Cette formule verbale dont le pronom est effectivement absent opère un astucieux processus d’alchimie duquel naît une fusion des première et deuxième personnes : en déchiffrant ce « ¿Podré? », la destinataire de la missive en lit l’envers, quelque chose comme un « ¿me lo permitirás?[30] » pourtant inexistant sur le papier. De ce fait, la question à la première personne de l’émetteur se traduit naturellement en une interrogation à la deuxième personne, que celle-ci reçoit encore différemment, la transposant à sa propre première personne : « ¿se lo permitiré?[31] ». Le je absent du texte est pourtant au cœur de ce message qui illustre la dimension de prestidigitation que revêt – parfois – l’acte de communication : la question initiale s’est retournée comme un gant pour épouser les contours d’une autre subjectivité, sans se départir ni de son caractère interrogatif ni de la personne grammaticale, désignant pourtant successivement deux je différents qui, dès qu’ils habitent le moule exclusif du je, en expulsent l’autre et le rejettent dans le territoire de l’altérité. C’est donc par un tour de force de manipulation verbale que la rédactrice de ces messages affirme l’aspect non personnel du langage, ou plus exactement, trans-personnel, puisque le je de l’énonciation désigne quiconque le prononce ou s’y reconnaît. Si la communication verbale ne permet pas toujours – pas souvent – la compréhension entre les personnages de La muerte me da, le simple fait de partager un langage qui va et vient d’une personne à l’autre assure une certaine perméabilité des individualités en présence. Le récit s’attache ici à souligner le rôle performatif du langage qui symbolise le questionnement plus vaste sur les frontières entre je et autrui, entre identité subjective et altérité qui occupe la réflexion des protagonistes au fil de l’œuvre[32]. Cependant, l’originalité de ces messages revient surtout à dés-attribuer le langage, à en dénoncer la dés-appartenance ou la pluri-appartenance[33]. Dans cette configuration, la frontière entre le je et l’autre devient poreuse, les mots de l’un pouvant tout aussi bien être ceux de l’autre… Le constat a également – et peut-être par-dessus tout – une portée métalittéraire dont le sens est particulièrement vivace et connaît de très nombreuses manifestations dans La muerte me da, roman dans lequel Cristina Rivera Garza, à l’instar de Mario Bellatin, fait de l’intertextualité[34] un élément essentiel, et donc de l’emprunt des mots des autres un principe fondateur de la création et de la représentation littéraire.

Conclusion

  1. Dans ce vaste questionnement sur l’autre, de l’altérité à l’altération du je, le roman lui-même n’en sort pas indemne non plus, touché qu’il est au premier chef par un devenir autre[35] plus abouti que celui des personnages. Car c’est peut-être en ce que les enquêteurs échouent à résoudre leur enquête criminelle, en ce que les personnages échouent à se comprendre, que l’œuvre trouve toute la cohérence de son hybridité essentielle, un devenir autre fait d’une suite de déterritorialisations génériques, discursives, syntaxiques vers d’autres territoires.
  2. Si sur le plan de la diégèse, le corpus ici convoqué et en particulier La muerte me da, de Cristina Rivera Garza, et El Gran Vidrio, de Mario Bellatin, présentent les relations du je avec l’autre – qu’il s’agisse du petit autre intérieur lacanien ou du grand Autre – comme un obstacle souvent irrémédiable à l’accomplissement des personnages, ce frein devient rapidement une force motrice du récit et ce, à différents égards. Sur le plan de l’énonciation et, plus encore, de l’introspection, des alternatives – le terme n’est pas innocent – sont déployées pour remédier à l’absence d’altérité satisfaisante, à grand renfort d’onirisme et d’imagination. Il en résulte une certaine confusion des frontières entre le je et le non-je, qui affecte le discours jusqu’à le désarticuler… pour mieux le redéployer tous azimuts, dans un devenir autre deleuzien parfois proche du délire, aussi créatif que transgressif. L’identité du texte est dès lors probablement intrinsèquement liée à la part d’altérité et d’altération qui le (dé-)structure.

Bibliographie

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Notes

[1] Véronique Pitois Pallares est maître de conférences en littérature hispano-américaine. Elle a soutenu une thèse en littérature mexicaine contemporaine en 2015, Sous le signe du je : Pratiques introspectives dans le roman mexicain (2000-2010), et a publié un ouvrage sur l’œuvre de Mario Bellatin, El arte del fragmento: El Gran Vidrio de Mario Bellatin, Universidad de Sonora, 2011. Contact : veronique.pitois-pallares@univ-montp3.fr. Signature institutionnelle : Univ Paul Valéry Montpellier 3, IRIEC EA 740, F34000, Montpellier, France

[2] Lacan 1978, p.  286.

[3] Barthes 1984, p. 26.

[4] Nous empruntons l’expression au titre du fameux roman indigéniste péruvien : Alegría 1941.

[5] Bubnova 2000, p. 17. « L’autre est la première condition de l’émergence du sujet qui se dit “je”. Le postulat ontologique ne serait pas, dès lors, “je suis” ou, disons par exemple, “je pense, donc je suis” – pourquoi, dit Bakhtine, seulement pour avoir remarqué que je pense, dois-je considérer que je pense vrai ? –, mais un “moi aussi, je suis”, à travers lequel on accorde la primogéniture à l’autre. » (Sauf mention contraire, les traductions sont de l’auteure du présent article.)

[6] Mora 2012, p. 85. « L’amour non plus ne sublime pas, dans l’œuvre bellatinienne, l’amour n’est guère qu’un terrain ouvert pour la torture psychologique ou physique. »

[7] Bellatin 2005b, p. 221. « Shiki Nagaoka devait payer un novice pour qu’il le maintienne en l’air pendant les repas. Parfois il voulait se débrouiller tout seule, et il se tenait le nez sans l’aide de personne. Mais cette méthode n’était pas tout à fait efficace, et à de nombreuses occasions il quittait la table de mauvaise humeur parce qu’il n’avait rien pu avaler. Finalement, un garçon plein de charme qui effectuait de menus travaux au monastère, voyant le désespoir du moine Shiki Nagaoka au réfectoire, offrit de lui soutenir lui-même le nez. Les choses allèrent bien au début. Notre écrivain commença à manger sa soupe de bon gré jusqu’à ce que, soudain, un éternuement de l’enfant causa la chute du nez dans l’assiette et l’hilarité générale immédiate. »

[8] Ibid., p. 218. « Quelques jours après sa retraite au monastère, ses parents payèrent un avis dans le journal local où ils déclaraient que la famille n’était pas d’accord avec la décision de son benjamin de devenir novice. Ils affichèrent même d’un côté, en tout petit, son vrai nom : Naigu Zenchi. L’avis précisait aussi que la famille aurait aimé qu’une fois devenu adulte, Naigu Zenchi cesse d’écrire des monogatarutsis et se consacre à gérer les affaires de la famille. Shiki Nagaoka serait déshérité dès qu’il franchirait les portes du pavillon principal du monastère de Ike-no-wo. »

[9] Bellatin 2005a, pp. 133-134. « Au milieu du désordre j’ai mon fils assis dans un coin. Il avait un aspect lamentable. Il serrait une poignée de billets dans ses mains. Je crois qu’il ne m’a pas reconnu, sinon il ne m’aurait pas tendu l’argent et demandé de l’aider à sortir dans la rue. Je me suis approché lentement. Je ne voulais pas le perturber. Je crois que je lui ai dit quelques mots. Quelque chose comme ne t’inquiète pas, que j’étais là pour l’aider. Je me suis accroupi à côté de lui, mais il n’a eu aucune réaction visible. Il ne paraissait pas sentir ma présence. J’ai alors pu ouvrir avec aisance ma mallette de médecin et préparer une seringue avec un calmant. Étant donné les circonstances, j’ai cru pertinent d’injecter une dose plus importante que d’habitude. À ma surprise, la réponse de mon fils a commencé à se manifester à l’opposé de ce que j’attendais. Il a commencé à montrer des signes d’agitation. Il a voulu bouger violemment le bras dans lequel je lui appliquais l’injection. J’ai dû user de la force pour le maîtriser. Peu après, il est entré en convulsions. Je me suis éloigné de quelques centimètres et j’ai vu comment le corps de mon fils commençait à donner des secousses de façon méthodique. Ma première réaction a été d’envelopper dans un papier la seringue et les flacons vides. Ensuite, je les ai rangés dans la mallette. / Les funérailles ont été discrètes. À part mon épouse, personne n’a semblé manifester de réelle douleur. »

[10] « Ma peau, lumineuse… autour de la tombe du saint soufi ».

[11] « Un personnage en apparence moderne ».

[12] « La véritable maladie de la cheik ».

[13] Bellatin 2007, p. 45 : « 200. Je n’ai pas la certitude, c’est sûr, que beaucoup d’autres choses soient vraies, apparemment plus importantes, non seulement sur mes camarades actuels mais surtout de ma vie privée. / 201. Je ne sais pas, par exemple, le nombre de frères et sœurs que j’ai eus. / 202. J’ai oublié aussi le visage de mon père. / 203. Peut-être que demander à ma mère dissiperait les doutes. / 204. Mais à ce stade il est absurde de lui adresser directement la parole. / 205. Le plus probable est qu’elle se cache derrière un de ses rouges à lèvres et me montre son visage maquillé avec les couleurs les plus étranges qu’on puisse imaginer. »

[14] Mora 2012, p. 77 : « l’identité laminée des sujets dans les œuvres de Mario Bellatin ».

[15] Bakhtine 1984, pp. 66-67.

[16] Bellatin 2007, p. 24 : « Ma mère a commencé à réaliser une série d’expériences avec mon corps. / 95. J’imagine que pour obtenir de façon plus efficace ma future admission dans l’École Spécialisée. / 97. Entre autres actions, elle me mettait des lunettes qui transformait la réalité jusqu’à en faire une présence méconnaissable, juste capable de me donner un désagréable tournis. / 98. À d’autres occasions elle ne me laissait pas respirer, en me couvrant le visage d’un oreiller jusqu’à ce que je me sente mourir. / 99. Une fois elle a essayé d’introduire mon crâne dans une tête de mort en carton qu’elle conservait à des fins inconnues. / 100. Un beau matin où elle m’a découvert en train de dépenser en bonbons une pièce tombée de la poche d’un jeune homme, elle m’a brûlé les mains dans un feu qu’elle avait allumé avec la seule intention de mener à bien sa leçon. »

[17] Rivera Garza 2007, p. 15 : « – Mais si c’est un corps, ai-je balbutié pour personne ou pour quelqu’un à l’intérieur de moi ou pour rien. Au début je n’ai pas reconnu les mots. J’ai dit quelque chose. Et ce que j’ai dit ou cru dire était pour personne ou pour rien ou était pour moi qui m’écoutais de loin, depuis ce lieu interne et profond où n’arrivait jamais l’air ou la lumière, là où commençait, hostile et vorace, le murmure, le souffle précipité sans voix. Une ruelle. Un bois. Je l’ai dit une fois le trouble passé ; l’incrédulité passée. Je l’ai dit quand l’œil a pu se reposer. Après le long moment que j’ai mis à le faire forme (quelque chose de visible) (quelque chose d’énonçable). Je ne l’ai pas dit : c’est sorti de ma bouche. La voix basse. La tonalité de la frayeur ou de l’intimité. […] J’ai dû le dire. Je ne sais pas pourquoi. Pour quoi. »

[18] Cros 2016, s. p.

[19] Rivera Garza 2007, p. 16 : « Quand j’ai redit ce que j’ai cru avoir dit, quand j’ai dit pour moi, qui étais la seule à m’écouter depuis ce lieu interne et lointain où naissait et se consumait l’aire ou la lumière, c’était déjà trop tard : j’avais passé les appels qui convenaient et, comme c’est moi qui l’avais trouvé, j’étais devenue l’Informatrice. »

[20] Ibid., p. 17 : « une officier du Département des enquêtes pour homicides ».

[21] Id., « Non, je ne le connaissais pas. / Non, je n’avais jamais rien vu de tel. / Non. // Il est difficile d’expliquer ce que l’on fait. Il est difficile de dire à qui vous interroge avec ce véhément regard brun crépusculaire que c’est mieux, plus intéressant en tout cas, de courir dans les ruelles que dans les rues de la ville. »

[22] Ibid., pp. 18-19 : « Il est difficile de te tutoyer. Pourquoi le faut-il donc ? / Te voir : le visage imberbe, la chemise blanche, les souliers vernis. Tout est un cimetière, on le sait. Une apparition est toujours une apparition. Tu me dis que rien ne change. Pourquoi ne devrais-je pas en douter ? Je suis sûre que tu sais siffler. Tu as ce type de bouche sur la bouche entrouverte par laquelle n’entre plus l’air ni la nuit. Mon premier. »

[23] Ibid., p. 215 : « La coureuse était devenue son premier témoin, le témoin principal dans l’affaire des Hommes Castrés, elle avait répété encore et encore dans son témoignage initial qu’elle ne voulait jamais revoir rien de tel. Jamais. Jamais plus. En la voyant, en l’écoutant avec attention, Valerio viendrait à se demander pour la première fois et avec une grande terreur, une terreur inconnue jusqu’alors, s’ils ne se trouvaient pas face au travail dément du tueur en série. Ensuite, quand il vit qu’elle parlait toute seule, quand il ne douta pas que la femme communiquait à toute heure avec des êtres en soi impossibles, il en douterait à nouveau. »

[24] « L’Amant-au-Grand-Sourire-Illuminé ».

[25] « L’Homme-Qui-Était-Parfois-Lui ».

[26] « La Professeure ».

[27] « La Suspecte ».

[28] Ibid., p. 77. « J’ai eu envie de remplir le temps, qui est un pur espace intervenu, avec des mots et des oreilles. Les tiens. Les miens. En fin de compte on ne sait jamais vraiment de qui sont les mots. »

[29] Ibid., p. 78. « Pourrai(-je) ? Je te le demandais et tu te le demandais, en transformant le pronom absent en un je qui voyageait de toi à moi et de moi à toi sans objection apparente. Tu avais le papier entre les mains et je te le demandais encore et encore, pourrai(-je) ?, tandis que tu oubliais que tu étais exposée face à la fenêtre, ouverte comme elle vers le monde, à observer les arbres avec une étrange intensité immobile. »

[30] « Me le permettras-tu ? »

[31] « Le lui permettrai-je ? »

[32] Pour une analyse des autres manifestations de l’altérité introjectée dans La muerte me da, cf. notre article Pitois Pallares 2019.

[33] Voir à ce sujet le texte de Rivera Garza 2014.

[34] Gérard Genette définit l’intertextualité comme « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre » (Genette 1982, p. 8).

[35] Nous empruntons la notion de devenir autre à Gilles Deleuze, qui y voit un processus en soi, sans finalité ni aboutissement autres qu’une transformation perpétuelle : « Devenir, ce n’est jamais imiter, ni faire comme, ni se conformer à un modèle, fût-il de justice ou de vérité. Il n’y a pas un terme dont on part, ni un auquel on arrive ou auquel on doit arriver. Pas non plus deux termes qui s’échangent. La question “qu’est-ce que tu deviens ?” est particulièrement stupide. Car à mesure que quelqu’un devient, ce qu’il devient change autant que lui-même. Les devenirs ne sont pas des phénomènes d’imitation, ni d’assimilation, mais de double capture, d’évolution non parallèle, de noces entre deux règnes », Deleuze & Parnet 1996, p. 8.