By | 3 janvier 2021

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Catherine Berthet Cahuzac [1]
Université Paul-Valéry Montpellier 3
IRIEC EA 740

 

  1. La notion de représentation est fondamentale dans les sciences humaines et sociales de façon générale. Elle est incontournable pour les Études culturelles, qui ne s’intéressent pas tant aux faits en soi qu’à la projection qui en est faite à partir du moment où ils sont mémorisés, racontés, figurés, autrement dit, à partir du moment où ils sont mis en récit. L’IRIEC s’est attaché à réinterroger un concept souvent laissé dans l’implicite. L’objectif était de revenir, par-delà les enjeux transcrits dans telle ou telle production, sur la façon même d’appréhender ce qu’est une représentation. Le point de départ a été le XVIIe Congrès international de Sociocritique qui s’est tenu à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 en juin 2018 (congrès co-organisé par l’Institut International de Sociocritique). La réflexion s’est poursuivie au sein de l’IRIEC avant d’être ouverte plus largement à la communauté à travers un appel à contribution. L’accent a été mis sur la mise en évidence des ruptures discursives qui ont marqué notre histoire, depuis la rupture des XVIe et XVIIe siècles, repérée par Michel Foucault. Les travaux sélectionnés pour ce numéro proposent des études qui nous ont semblé baliser l’évolution corrélative des formes de représentation et du Tout social, depuis cette première rupture jusqu’à l’époque la plus contemporaine, marquée par l’éclatement du sujet et du langage.
  2. Le premier article reproduit la communication inaugurale du Congrès de Sociocritique, qui prend désormais une résonance particulière puisqu’il s’agit de la dernière conférence qu’aura prononcée Edmond Cros. Celui-ci y présentait une mise en perspective de ses propres travaux, particulièrement éclairante pour qui veut saisir la spécificité de ses propositions théoriques. Celles-ci ont toujours été résolument tournées vers le pluridisciplinaire. Ce numéro garde cette optique : les travaux qui suivent abordent la façon dont la représentation interagit avec les structurations de pouvoir, quels que soient les époques ou les supports. Les analyses portent aussi bien sur des productions factuelles que sur des œuvres de fiction. De multiples formes artistiques ont été envisagées, de la littérature à l’art pictural, le genre théâtral ou la série télévisée. L’étude de discours à prétention scientifique côtoie la prise en compte d’œuvres parfois considérées comme mineures.
  3. Edmond Cros reprend ceux de ses travaux qui lui semblent inscrits dans un contexte de rupture discursive. Le dispositif sémiotique qu’il avait découvert est, selon lui, le produit d’une tension née du besoin d’exprimer l’inimaginable – au sens littéral du terme –, de s’y ajuster. Il commence par rappeler en quoi la représentation est, d’après les postulats sociocritiques, intimement liée au langage. Il retrouve dans les écrits suscités par la découverte du Nouveau Monde, en 1492, les traces du basculement mis à jour par Michel Foucault dans Les Mots et les choses. S’il relève tout l’intérêt et les acquis de la notion d’épistémè, il s’en démarque pour proposer plutôt ce qu’il dénomme une « structure historique » : il étudie la corrélation entre le système social, à un temps et dans un espace donné, et la matrice discursive qui lui préexiste et qui se trouve impactée par les nouvelles circonstances. Cette matrice discursive constitue la médiation « indispensable » entre le je et ce nous. Cette approche conduit Edmond Cros à distinguer trois moments de rupture discursive, de bouleversement épistémologique : à l’époque classique, avec le bouleversement mis en évidence par Michel Foucault, puis au début du XXe siècle, avec la radicale remise en cause de ce que l’on entendait jusque-là par vision, et enfin à l’époque actuelle, déstabilisée par les nouvelles catégories du virtuel, du capitalisme financier, du post-humain.
  4. Les deux articles suivants interrogent les enjeux liés à la représentation, ou à l’autoreprésentation, des territoires. Les révoltes qui secouent l’Aragon en 1591 sont le résultat des tensions entre l’institution monarchique, centralisatrice, et les pouvoirs locaux soucieux de conserver leurs particularismes et leurs privilèges. Ce contexte rejaillit sur la capitale, Saragosse, et la représentation qui en est faite dans la période qui suit, au début du XVIIe siècle. Les stratégies discursives mises en œuvre répondent, pour Kassandre Aslot, à une tentative de réhabilitation de la ville, de la part de chroniqueurs qui entendent réaffirmer la fidélité au roi, tout en ménageant les intérêts de leur groupe d’appartenance. L’article inséré dans ce numéro propose une étude comparée de deux chroniques rédigées par des auteurs dont les origines et les objectifs diffèrent, l’une commandée par la Députation, l’autre par la municipalité de Saragosse. Il en ressort une représentation problématique, prise en tenaille entre l’obligation de restitution du conflit passé et les nouvelles aspirations qui se font jour au moment de la publication. Le Brésil du tournant du XXe siècle est lui aussi confronté à un contexte changeant. C’est un pays en pleine mutation politique, dont l’indépendance est encore récente, et dont « l’ouverture au monde » bute sur les soubresauts de l’époque (la Première Guerre Mondiale, le krach de 1929). Une grave crise politique se surajoute à la Grande Dépression, après une période d’embellie, de croissance économique et démographique. L’art pictural est impliqué dans le mouvement général, de quête d’une identité nationale. En se focalisant sur la Belle Époque Tropical et le modernisme brésilien, Felipe Yera Barchi offre deux exemples particulièrement éclairants en ce qui concerne la dualité du positionnement du continent ibéro-américain à cette époque-là. La volonté de modernisation et l’affirmation de soi passent par le filtre du modèle européen alors que l’adjonction de l’adjectif tropical à l’étiquette Belle Époque est la trace linguistique de ce dualisme.
  5. Cette combinaison de représentations multiples au sein d’une réalisation culturelle est un des modes de transcription des rapports de pouvoir qui s’opèrent au niveau de la société. On en trouve un exemple manifeste dans l’analyse que fait Pablo Martin-Pañeda du processus de commémoration, laquelle est tout à la fois pratique sociale et représentation. Pablo Martin-Pañeda recherche les raisons du semi-échec de la commémoration du tricentenaire du traité des Pyrénées, en 1959. Loin d’être un gage de succès, la reprise d’une scénographie vieille de 300 ans, élaborée par des artistes aussi prestigieux que Velázquez et Le Brun, rajoute à la complexité d’un projet que l’auteur considère dans sa dimension multi-vectorielle. L’imbrication des deux mises en scène du pouvoir, de 1659/1959, fait resurgir des tensions sociohistoriques que les organisateurs cherchaient à gommer. A cela s’ajoutent les divergences d’intérêt entre les différentes parties impliquées dans un processus de commémoration qui ne parvient pas à résoudre ses propres paradoxes. Pour leur part, Mathias Ledroit et Aude Plagnard s’intéressent à des phénomènes de croisement entre représentations. Les liens qu’ils décèlent dans les processus de légitimation entre, d’une part, des séries télévisées à sujet historique – autour d’Isabelle la Catholique ou de son petit-fils Charles Quint – et d’autre part, les reportages mettant en scène l’actuel roi d’Espagne et sa famille, montrent les effets de contamination entre le fictionnel et le factuel. Les auteurs mettent à jour les stratégies mises en œuvre par la maison royale d’Espagne pour contrecarrer les polémiques autour de l’institution monarchique, dans le double contexte de la crise économique et des scandales qui ont éclaté ces dernières années. Les procédés de légitimation peuvent fonctionner de façon opposée, dans le détail. Il n’en reste pas moins qu’on observe, à travers cette analyse, la perpétuation de schèmes de représentation hérités du Moyen Âge, aptes à être refaçonnés au gré des circonstances et des canaux de transmission. L’article s’attache, en particulier, aux structurations induites par la notion de « double corps du roi ». Alejandro Ortiz Bullé, quant à lui, retrouve dans le théâtre de revue du Mexique des années 1910 toute la force du rire carnavalesque. La référence à Mikhail Bakhtine lui permet d’analyser ce genre théâtral dit mineur en tant que pratique sociale subversive, qui permet de rendre visible une réalité difficile à appréhender dans une période agitée, secouée par le coup d’État de Victoriano Huerta. Le jeu de miroir entre la représentation théâtrale et le vécu quotidien des spectateurs de l’époque est frappant dans la mesure où on imaginerait difficilement plus grand écart : le spectacle de divertissement prend pour thème les événements sanglants qui lui sont contemporains. Le spectacle burlesque joue son rôle d’exutoire et sert à conjurer les peurs. Également, il réunit, le temps de la représentation, des spectateurs victimes d’une société déchirée. En bouleversant un ordre établi néfaste, il transcrit la possibilité d’une autre vision du monde.
  6. Les représentations analysées dans ces trois articles reposaient sur une volonté de monstration, que celle-ci soit réalisée ou avortée. À l’inverse, Viviane Bastos e Silva étudie les processus d’évitement mis en œuvre pour invisibiliser certaines catégories de population considérées comme indésirables ou inférieures. Alors qu’elles sont implantées depuis plus d’un siècle en plein cœur de Rio de Janeiro et qu’elles abritent pratiquement un quart de la population carioca, les favelas se heurtent à des politiques publiques discriminantes. L’institution urbaine s’efforce de gommer leur présence. Quand elles accèdent à la représentation, les favelas sont le plus souvent l’objet de formes de dénigrement. Leur complexité est déniée sous l’effet de stéréotypes persistants qui assimilent l’ensemble des habitants à ceux que la société désigne comme ses ennemis. À travers la cartographie et les documents techniques, on voit se dessiner un discours officiel qui vise à maintenir les rapports de force existants. Viviane Bastos e Silva s’attache en particulier à la jurisprudence attachée à l’univers des favelas, laquelle serait à l’origine de ce qu’elle appelle un « régime de quasi-légalité ». Le dispositif sémiotique laisse transparaître la duplicité d’un système qui entretient la mise à l’écart d’une partie de sa population au moment même où il est censé lui faire droit. C’est à une autre forme d’invisibilisation que nous convie Rebeca García Haro. Les livres de costumes publiés au XVIe siècle en Europe ont une prétention scientifique. Ils sont partie intégrante des nombreux ouvrages qui, à la faveur du développement de l’imprimerie, visent à porter un regard raisonné sur le Nouveau Monde. Et pourtant, la valeur documentaire de ces ouvrages semble le plus souvent sacrifiée au profit d’autres enjeux implicites. À travers le simple attribut vestimentaire, le livre de costumes impose un regard andro et eurocentré sur le continent américain, participe d’un mouvement général qui transforme « l’autre » en sujet colonisable et justifie ainsi son asservissement. La représentation des femmes indigènes est alors tributaire d’une double stigmatisation, en tant que non-européenne et en tant que femme. Rebeca García Haro analyse les effets de sens résultant, d’une part, de la soumission de l’iconographie aux canons de la Renaissance et, d’autre part, des glissements langagiers ou des effets de contamination d’un champ notionnel par un autre.
  7. Michèle Frau-Ardon et Véronique Pitois Pallares, quant à elles, se sont penchées sur la représentation de soi dans la littérature contemporaine. La mise en abyme, les jeux de miroir mettent en scène un sujet déstabilisé, marqué au plus profond de lui-même par les cassures du monde environnant. Le roman péruvien Anamorphose, de Julián Pérez Huarancca, relate la trajectoire d’écrivains frustrés, en situation de blocage, dont le présent réactive les blessures de la jeunesse. Michèle Frau Ardon décèle dans les différentes strates du texte les traces d’une même matrice textuelle qui transcrit les convulsions passées et présentes du pays. Le récit semble pris dans un double mouvement, contradictoire, d’éclatement et d’involution, qui ramène régulièrement à la métaphore obsédante du vide. La fusion des héritages culturels, les incessants processus de déconstruction/reconstruction rendent compte de la tension existentielle d’un « sujet exilé de lui-même », à l’image de l’homme andin. El Gran Vidrio de Mario Bellatin ou La muerte me da de Cristina Rivera Garza poussent à l’extrême le questionnement du rapport de soi à l’autre. S’appuyant sur une lecture lacanienne, Véronique Pitois Pallares rappelle que la construction de soi, la capacité à se concevoir dans son individualité, passe par la reconnaissance de l’autre et la possibilité de se différencier de lui. C’est le langage qui s’interpose entre le je et le non-je et, dans le même temps, les relie. La brisure du « mur du langage » serait donc un problème fondamental puisque cela reviendrait à empêcher non seulement la communication mais aussi toute forme de socialisation. Les deux romans choisis illustrent la façon dont la littérature mexicaine s’empare de cette problématique et, par voie de conséquence, se renouvelle. Dans un apparent paradoxe, les romans étudiés par Véronique Pitois Pallares associent démarche introspective et quête de l’autre, d’où une déstabilisation des procédés d’écriture habituels. La déstructuration du récit accompagne la désarticulation du sujet. Il ne s’agit plus tant de conjurer l’autre que de conjurer son absence.
  8. En définitive, ce numéro réunit des articles qui abordent la notion de représentation sans établir de distinction a priori en fonction de leur date de réalisation, du statut qui leur est reconnu ou de leur nature. Bien au contraire, les travaux ici réunis sont révélateurs de la façon dont le discours social se coule dans les différentes formes de représentation, lesquelles à leur tour réagissent sur le discours social en contribuant à le refaçonner. Ils montrent l’évolution des schèmes de représentation et leur perpétuation, sous des formes diverses et parfois inattendues, en les rendant repérables dans le cadre des dispositifs théoriques et méthodologiques variés, sociocritiques ou autres. Ces contributions rendent compte de l’écart entre ce que cette notion a pu recouvrir au fil du temps et ce qu’elle recouvre de nos jours, ainsi que l’explication qu’on peut donner de ces écarts ou de ces ruptures éventuelles.

 

Note

[1] Courriel : catherine.berthet-cahuzac@univ-montp3.fr. Signature institutionnelle : Univ Paul Valéry Montpellier 3, IRIEC EA 740, F34000, Montpellier, France