Florence Olivier [1]
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
CERC EA 172
Résumé : Cet article tente de mettre en relief la manière dont le premier roman stridentiste d’Arqueles Vela La Señorita Etcétera, et Las manos de Mamá, récit élégiaque de Nellie Campobello, laissent paraître les considérables changements des destins féminins qu’a suscités et favorisés l’histoire du Mexique révolutionnaire et postrévolutionnaire. Entre la Señorita Etcétera d’Arqueles Vela, figure fictive et si labile qu’elle s’estompe dans chacun de ses environnements urbains, et la Mamá de Nellie Campobello, figure d’une mère bien réelle invoquée dans la prose élégiaque d’un témoignage, sembleraient se vérifier d’irréconciliables dissemblances. Bien qu’elles occupent des places symboliques dissemblables voire opposées dans la cartographie imaginaire du féminin, la métalittéraire muse stridentiste créée par un narrateur masculin et la mère courage recréée par sa fille écrivaine offrent des modèles aux nouvelles identités féminines qui apparaissent dans le Mexique de la post-révolution. En outre, ces deux récits partent en quête d’une écriture en prose fragmentaire qui se nourrit, de diverses manières, de la poésie tout autant que de la photographie ou du cinéma.
Mots-clés : Mexique, post-révolution, identité, féminité, avant-garde, écriture.Title: The brave mother from Durango, her daughter and the stridentist muse. New female identities and experimental prose in La Señorita Etcétera (1922) by Arqueles Vela and Las manos de Mamá (1937) by Nellie Campobello
Abstract: This essay attempts to emphasize how, in La Señorita Etcétera, first stridentist novel by Arqueles Vela, and Las manos de Mamá, elegiac recital by Nellie Campobello, we can read the considerable changes in the female destinies that provoked and favored the story of the revolutionary and post-revolutionary Mexico. Between the Arqueles Vela’s Señorita Etcétera, fictive figure so labile than she fades into each one of her urbans surroundings, and the Campobello’s Mamá, real figure invoked in the elegiac prose of a testimony, it would seem to exist irreconcilable dissimilarities. However they occupy symbolic places dissimilar and, in a manner, opposed in the imaginary cartography of the feminine, the meta-literary stridentist muse created by a masculine writer and the brave mother recreated by her daughter propose new models for female identities in the post-revolutionary Mexico. In a similar manner, both recitals look for a fragmentary prose that feeds on poetry and cinematography.
Keywords: Mexico, Post-revolution, Identity, Woman, Avant-garde, Writing.Título: La valiente madre norteña, su hija escritora y la musa estridentista. Nuevas identidades femeninas y prosa experimental en la Señorita Etcétera (1922) de Arqueles Vela y Las manos de Mamá (1937) de Nellie Campobello
Resumen: Este estudio busca poner de relieve cómo, en La Señorita Etcétera, primera novela estridentista de Arqueles Vela, y Las manos de Mamá, relato elegíaco de Nellie Campobello, se leen los considerables cambios en los destinos femeninos que provocó y propició la historia del México revolucionario y postrevolucionario. Entre la Señorita Etcétera de Arqueles Vela, figura ficticia y tan lábil que se difumina en cada uno de sus entornos urbanos, y la Mamá de Nellie Campobello, figura otrora real invocada en la prosa elegiaca de un testimonio, parecerían mediar inconciliables disimilitudes. Pese a ocupar lugares simbólicos disímiles y de algún modo opuestos en la cartografía imaginaria de lo femenino, la metaliteraria musa estridentista creada por un narrador masculino y la valiente madre recreada por su hija escritora brindan modelos para nuevas identidades femeninas en el México de la postrevolución. Asimismo, ambos relatos parten en pos de una prosa fragmentaria que abreva, aunque de distinto modo, tanto de la poesía como del cine.
Palabras clave : México, postrevolución, identidad, femineidad, vanguardia, escritura.
Pour citer cet article : Olivier, Florence, 2019, « La mère courage villiste et la muse stridentiste. Nouvelles figures féminines et prose expérimentale dans La Señorita Etcétera (1922) d’Arqueles Vela et Las manos de Mamá (1937) de Nellie Campobello », Dossier thématique : Voix et identités d’ici et d’ailleurs dans la littérature mexicaine contemporaine, coord. par Véronique Pitois Pallares, Cahiers d’études des cultures ibériques et latino-américaines – CECIL, no 5, <https://cecil-univ.eu/C5_1>, mis en ligne le 30/06/2019, consulté le jj/mm/aaaa.
Introduction
- En 1922, un récit est publié à Mexico, dont le cours invente, tout en ne cessant de les effacer, les manifestations successives d’une femme conjecturale, objet des rêveries et des fantasmes de son narrateur. S’agit-il ou non de cette « Elle », que ce jeune homme recherche et dont il fuit les multiples avatars ? La fin du « roman » la nomme d’une singulière locution latine. Cette Señorita Etcétera, dont le nom évite tout dénouement en suggérant qu’elle trouverait une infinité d’identités au-delà des limites de l’intrigue, semblerait indiquer l’avenir du récit dans la fantaisie que le lecteur hériterait du narrateur. La Señorita Etcétera, personnage polymorphe et première femme stridentiste créée par Arqueles Vela, apparaît ainsi comme la muse de la nouvelle prose et le signe d’un romanesque instable, tout en prisme, dégagé du vraisemblable, tourné vers son propre et labile décours. Insaisissable et sujette à une « systématique […] transfiguration[2] », cette figure féminine, dont les évocations finales sont « trouées de ses regards en points de suspension[3] », fuit tel l’obscur objet du désir qu’elle chiffre. Son nom condense l’ardent souhait d’une libre écriture en quête d’elle-même, toujours orientée vers le futur et criblée de ces points de suspension par où s’échappe la fixité du sens.
- En 1937, un autre récit mexicain ressuscite l’image fragmentaire d’une défunte. « Tombeau » d’une mère idéalisée, Las manos de Mamá de Nellie Campobello a été défini comme un poème en prose par l’ami et protecteur de l’auteure Martín Luis Guzmán. L’image mémorielle que tente de saisir l’écrivaine est celle d’une jeune mère, travailleuse et résolue, courtisée par de galants capitaines, dressée face à l’adversité au sein de la lutte révolutionnaire qui se déroule de 1915 à 1920 entre Parral et Chihuahua. Apparaît alors une authentique héroïne, qui élève seule ses enfants, vouée à la modeste vie quotidienne d’une famille dont le destin se verra façonné par la guerre entre les factions révolutionnaires. « Elle », la jeune mère du passé, mérite la ferveur filiale de la narratrice qui ne se contente pas de l’évoquer mais lui adresse également la parole, l’invoquant par-delà la mort d’un amoureux « Vous ». Entre le présent et le passé, la vie et la mort, les limites se superposent pour mieux s’effacer. « Elle » / « Vous » revient à la vie par la grâce du récit.
1. Quand les écritures créent la femme : la mère villiste, sa fille écrivaine et la muse avant-gardiste
- Entre la Señorita Etcétera d’Arqueles Vela, figure fictive et fuyante au point qu’elle s’évanouit dans chacun des milieux où elle évolue et finit, de même que le narrateur, par se confondre avec divers artéfacts, et la Mamá de Nellie Campobello, figure naguère réelle qu’invoque et que convoque la prose élégiaque d’un témoignage, d’irréconciliables différences sembleraient s’imposer. Sous ses formes multiples et imminentes – non pas des incarnations mais de simples aperçus d’identités transitoires –, l’héroïne du récit d’Arqueles Vela est demoiselle par antonomase, femme encore disponible, fantasmée, désirée, poursuivie et évitée par un homme vraisemblablement jeune et inexpérimenté, qui ne cesse de la comparer à son propre modèle idéal de la féminité. La Mamá de Nellie Campobello est évoquée avec adoration par sa fille en tant que pivot de l’identité familiale, maîtresse de maison au sens de chef de famille, sans pour autant perdre sa capacité de séduction ni cesser d’être l’objet des pressantes attentions de certains combattants villistes. C’est dans les termes emblématiques du langage masculin de ces années trente que José Juan Tablada caractérise la Mamá du récit de Nellie Campobello : « l’une de ces matrones frontalières, qui à défaut d’homme suppléent à l’action virile[4] ». Faisant l’éloge du livre de l’écrivaine, Martín Luis Guzmán souligne pour sa part que l’individuation et la réalité du personnage de Mamá s’écartent de toute figuration littéraire mièvre ou faussée du féminin :
Las manos de Mamá es un poema donde el recuerdo y el amor filiales han conservado y sublimado con el maravilloso toque de la poesía la imagen de una madre: no de una madre abstracta y convencional, sino de una madre, con individualidad distinta de todas las otras, que existió realmente, que a cada instante era Ella[5].
- La Señorita Etcétera, fiancée ou maîtresse convoitée, et Mamá, mère voire matrone, évoquent deux figures féminines a priori fort dissemblables dans les mentalités de l’époque – soyons généreux – tout comme dans la tradition littéraire et artistique. La première se démultiplie en un certain nombre d’« elles » qui demeurent à la lisière du réel sans jamais parvenir à être « Elle » ; la seconde est « Elle » à chaque instant, réelle dans sa vie, idéale dans sa mort, et vice-versa. La première naît en 1922 de l’invention d’un écrivain qui délègue à son double fictif les interrogations qu’un jeune homme porte sur son propre désir et sur les métamorphoses de la femme dans le monde mexicain surgi de la révolution ; la seconde, décédée en 1922, aura vécu sa jeunesse durant les années de la lutte révolutionnaire. Mamá fait l’objet de la nostalgie et de l’hommage d’une écrivaine qui, se rappelant sa propre enfance, recrée le lien d’amour filial et maternel qui lui aurait permis d’élaborer sa propre identité de femme grâce à la transmission de l’essentielle valeur de la liberté. Pour preuve de cette inconditionnelle liberté féminine, en 1937, Nellie Campobello avait déjà publié deux livres et sa renommée de chorégraphe lui avait valu une récente nomination au poste de directrice de l’Escuela Nacional de Danza. Cette reconnaissance n’excluait pas sa qualité d’écrivaine puisque José Muñoz Cota, le directeur de Bellas Artes qui avait instigué cette nomination, était par ailleurs l’éditeur de Las manos de Mamá pour la maison Juventudes de Izquierda[6]. En guise de certificat de cette liberté chèrement conquise et jalousement défendue, l’écrivaine tiendra, sa vie durant, à ce qu’on l’appelle « Mademoiselle ». Il n’est donc pas interdit de voir, dans la Nellie Campobello des années trente, une demoiselle aussi autonome et aussi rétive aux liens du mariage que semble l’être la manifestation féministe et syndicaliste de la Señorita Etcétera, celle qui « avait suivi les tendances des femmes actuelles[7] », objet d’une pique satirique au fragment VI du récit d’Arqueles Vela. S’il semble peu pertinent de chercher une quelconque filiation entre les poétiques de La Señorita Etcétera et de Las manos de Mamá ; si les figures de la défunte mère, montagnarde et provinciale, et de l’imaginaire jeune femme, urbaine et fuyante, occupent des places symboliques quasiment opposées dans le répertoire d’époque des images de la féminité, les deux récits ne laissent pas d’illustrer les changements considérables qu’avait pu imprimer aux représentations des identités féminines l’histoire du Mexique de la révolution et de la première post-révolution.
- Nellie Campobello, l’autodidacte et chihuahuègne fille de Mamá, parvint à devenir une chorégraphe et une écrivaine de la capitale, capable de proposer sa propre version de la lutte villiste et sa vision d’un féminin en rien éternel mais sujet au changement historique tout autant qu’enraciné dans la tradition. Il est désormais fort connu qu’altérant son identité par deux fois, Francisca Moya Luna prit d’abord le nom de Nellie Campbell avant d’adopter définitivement celui de Nellie Campobello ; que par ailleurs elle modifia sa date de naissance, prétendant être née en 1909 et se rajeunissant ainsi de neuf ans. Inventrice de sa propre biographie tout comme de celle de sa mère, fort habile à taire certaines vérités et à dissimuler des données parmi des ellipses, des points à la ligne et des points de suspension, l’écrivaine – qui recueillit des « histoires vraies » du villisme auprès de sa mère, de ses voisins et d’anciens combattants – ne pourrait-elle pas être considérée comme l’une des meilleures versions réelles de la femme avant-gardiste ? Une version qui, loin de correspondre à la ludique invention d’un auteur masculin, serait une création féminine de soi ? Car, auteure, Nellie Campobello l’est à de nombreux titres, créatrice de sa figure publique tout autant que d’autofictions et de mémoires partisanes soigneusement et artistiquement calculées. Fille d’une femme de l’époque révolutionnaire, fictivement enfant dans ses écrits sur la vie dans le Chihuahua de cette même période, elle incarne ensuite la femme libérée de la post-révolution, la paladine de la mémoire des villistes, l’artiste dans le contexte du nationalisme culturel et, avant tout, l’écrivaine et l’actrice des changements survenus dans les identités et les conditions féminines durant et après la révolution.
- Malgré les immenses différences de propos et d’écriture qui séparent les « romans » d’Arqueles Vela et de Nellie Campobello, leurs récits se fondent tous deux, pour créer ou recréer leurs figures féminines, sur la brièveté, la fragmentation, la répétition, la condensation métaphorique de la ou des identités de leurs personnages féminins, sur les effets d’instantanéité des images, des tableaux ou des scènes qui procurent leur présence verbale, non sans explicites références aux procédés du récit cinématographique. Leurs récits recherchent encore tous deux leur modernité narrative à travers la libre alliance entre prose et poésie : La Señorita Etcétera part en quête d’une réinvention masculine du féminin ; Las manos de Mamá offre la spécularité d’un portrait dans lequel se reflètent la mère et la fille, l’écrivaine et ses deux personnages, la narratrice et la destinataire du récit. Dans l’un et l’autre livre, femme et écriture ne font qu’une.
- L’évocation de Mamá fait néanmoins appel à un lyrisme élégiaque au maniement, semblerait-il, traditionnel, dans lequel les apparences de l’effusion coïncident avec l’effusion, permettant ainsi la cathartique élaboration des nombreuses nuances d’un deuil pluriel. Le récit travaille ainsi le deuil d’une mère, celui d’une enfance, celui de la défaite des villistes, le deuil d’une identité passée, le deuil secret de l’identité de l’auteure comme mère[8] et son choix définitif de la condition de demoiselle, gain et garantie de son identité présente.
- La Señorita Etcétera manie, en revanche, l’équivalence entre femme et écriture dans une perspective métalittéraire, confondant expressément par jeu la vie avec la fiction, la femme avec le roman, la phrase, la syntaxe et la typographie avec le personnage. C’est comme si le récit narrait là sa propre poétique en une sorte de gigantesque syllepse de calligramme où la lettre du texte serait l’image, tout en soulignant lors de la révélation de sa fin ouverte que la lettre ou le signe, vigoureusement secondés par le rythme, sont l’équivalent du personnage créé : « Presentía sus miradas etc… sus sonrisas etc… sus caricias etc… Estaba formada de todas ellas… Era la Señorita Etc.[9] » Dans la fiction, cependant, tout naît de la subjectivité du narrateur, lequel imagine que les « elles » successives de la réalité bigarrée dans laquelle il évolue pourraient être « Elle », l’image intérieure et antérieure à laquelle il les compare. Ainsi, la position lyrique permet de signaler que la supposée réalité objective ne saurait être appréhendée ou, pour mieux dire, remodelée, que par une subjectivité, par la conscience et la sensibilité d’un « vagabond de la pensée[10] ». Se répondant l’une à l’autre de façon contradictoire, cette conscience et cette sensibilité s’égarent dans le monde des objets avant de se recouvrer elles-mêmes à plusieurs reprises. En racontant comment le narrateur fabrique sa Señorita Etcétera lors d’étapes successives, confrontant à une préalable image féminine intériorisée chacune des femmes qu’il sélectionne dans la réalité telle qu’il la perçoit, le récit postule que la réalité de la création artistique naît et naîtra de ces échanges entre le monde et le sujet.
2. La fabrique d’une muse ou d’une écriture avant-gardiste
- Il semblerait que dès le mois d’avril 1922, Arqueles Vela, instruit par ses lectures de la littérature française contemporaine et par celle des deux premiers manifestes stridentistes de Manuel Maples Arce, se soit demandé comment raconter l’ambivalence de la rencontre entre un moi encore freiné par sa sensibilité moderniste et la flambante nouveauté de la vie moderne de Mexico. Au mois d’août suivant, il consacre au recueil de poèmes Andamios interiores de Maples Arce une recension fort élogieuse, qu’il publie dans El Universal ilustrado. En septembre, le supplément du journal La novela semanal accueille La Señorita Etcétera, récit que le directeur de la publication, Carlos Noriega Hope, baptise avec enthousiasme « premier roman stridentiste ». Entre le poète Maples Arce et le prosateur Arqueles Vela, l’émulation se fait donc immédiate, le second transposant dans la prose narrative les postulats et les principes esthétiques qu’énumère l’Actual n.o 1 ou « Comprimido estridentista de Manuel Maples Arce ». L’écriture du bref roman suit en particulier l’alinéa I du manifeste, qui énonce, citant là Pierre Albert-Birot :
«Nosotros buscamos la verdad en la realidad pensada, y no en la realidad aparente». En este instante asistimos al espectáculo de nosotros mismos. Todo debe ser superación y equivalencia en nuestros iluminados panoramas a que nos circunscriben los esféricos cielos actualistas, pues pienso con Epstein, que no debemos imitar a la Naturaleza, sino estudiar sus leyes, y comportarnos en el fondo como ella.
- Elle suit aussi les principes de l’alinéa IV, avec quelques nuances critiques :
Es necesario exaltar en todos los tonos estridentes de nuestro diapasón propagandista, la belleza actualista de las máquinas […] Al fin, los tranvías, han sido redimidos del dicterio de prosaicos.
- Elle reprend ceux de l’alinéa VIII :
en cualquier momento panorámico [la emoción] se manifiesta, no nada más por términos elementales y conscientes, sino también por une fuerte proyección binaria de momentos interiores, torpemente sensible al medio externo, pero en cambio, prodigiosamente reactiva a las propulsiones roto-translatorias del plano ideal de verdad estética que Apollinaire llamó la sección de oro.
- Enfin, elle tient pour siennes les déclarations de l’alinéa XI :
Fijar las delimitaciones estéticas. […] Fijar delimitaciones, no en el paralelo interpretativo de Lessing, sino en el plano de superación y equivalencia. Un arte nuevo, como afirma Reverdy, requiere una sintaxis nueva[11].
- Le prosateur sait qu’il ne peut et ne veut désormais raconter qu’avec audace, avec un nouveau regard, une nouvelle sensibilité, une nouvelle réflexion, une nouvelle syntaxe narrative. Il se risque à s’égarer – et à égarer son lecteur – car sans égarement l’effet de défamiliarisation disparaîtrait, qui transforme la réalité quotidienne en objet de découverte, qui transforme en une surprise ininterrompue la somme des données que subit un moi aliéné et anonyme, perdu parmi tant d’habitants de la véloce ville. L’intrigue du roman, nécessairement bref car destiné à un supplément hebdomadaire, renouvelle un thème traditionnel, celui du double apprentissage, sentimental et pratique, d’un jeune homme enclin à la rêverie et prompt à céder aux séductions du hasard. Le narrateur semble migrer d’une quelconque province à la capitale, faisant une étape forcée dans quelque ville portuaire du Golfe du Mexique. De fait, en changeant de lieu, il devient voyageur du temps, en apprenti du rythme urbain du XXe siècle, après avoir vécu, au rythme de celui du XIXe, dans l’assoupissement de sa province. L’heureux choix du motif du voyage, qui se fait constante déambulation dans la grande ville, et celui de la réélaboration de l’image féminine que le jeune homme garde de ses lectures et de son passé, permettent de composer le portrait de la vie moderne en une oscillation entre l’illusion et la désillusion, entre l’étonnement et la reconnaissance du familier, entre l’aliénation et la conquête de l’autonomie.
- Le récit comprend huit fragments, tous régis par le principe du changement de lieu et par la conséquente mutation du personnage, dont l’identité fluctue au gré de ses déplacements. Cette identité labile s’accorde aux apparitions d’« elle », qui n’est jamais ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, à l’image de l’inconnue du sonnet de Verlaine « Mon rêve familier ». Au caractère instable de l’identité du narrateur, dû à ses déplacements et à l’hésitation de sa perception entre la veille et le rêve, entre la rêverie et l’observation, répond l’instabilité de l’identité de la femme qui apparaît et disparaît. C’est comme si le roman d’Arqueles Vela redoublait et exacerbait le motif de l’impossible rencontre du moi avec la citadine inconnue que Baudelaire avait fixée, à son époque, dans le poème « À une passante », de sa série des « Tableaux parisiens ». Dans La Señorita Etcétera tant l’homme que la femme, pris au piège du mouvement de la modernité, sont des voyageurs, des passants, les hôtes transitoires de chambres d’hôtels ou les spectateurs momentanés de salles de cinéma. Dans ce monde, où l’on voyage dans le « vertigineux chemin de fer », seule peut débuter « cette fugace amitié au tricot provisoire[12] », aussi vite tissée que détissée entre passagers réunis par le hasard, que le narrateur mentionne dès la deuxième phrase de son récit. Si tel est le sort de l’amitié, que dire alors de la possibilité de l’amour ?
- Avant que ne survienne « l’ultime révélation[13] » – ainsi qualifiée par Evodio Escalante dans son essai Elevación y caída del estridentismo – qui, dans le huitième fragment du récit, s’empare du narrateur, lui inspirant le nom propre à définir l’identité de la femme qu’il poursuit et qu’il fuit, sept fragments se succèdent, assortis d’autant de changements de scènes motivés par les tribulations et les déambulations du jeune homme. Chacun de ces fragments est ponctué par l’apparition d’une « elle », dont la présence, la forme et l’expression corporelle se voient d’abord mises en relation par métonymie avec ses circonstances et avec son environnement puis en viennent à entretenir avec eux un rapport mimétique. Tout se passe comme si le regard et les perceptions du narrateur s’égaraient dans quelque bifurcation du trajet qui mène d’un paysage intérieur à un paysage extérieur, et vice-versa, de sorte que s’élabore un paysage duel dont la demoiselle ne puisse se différencier. Ainsi la femme oscille entre une présence excessivement concrète et une autre, excessivement abstraite ou, pour mieux dire, tout se passe comme si sa présence devenait abstraite à force de se concrétiser. Comme si la demoiselle multiple d’Arqueles Vela anticipait l’être caméléonique de la simulation que théoriserait Severo Sarduy des décennies plus tard ou comme si, de façon plus immédiate, elle anticipait la « femme stridentiste » qu’imaginerait bientôt Arqueles Vela, la distinguant de modèles féminins plus traditionnels. Parodiquement conçues, à la façon de gravures de mode, selon leur tenue, appropriée pour telle ou telle heure de la journée et pour telle ou telle occasion de sortie, ces « poupées » verbales illustrées par le graveur Ramón Alva de la Canal, furent vendues aux enchères lors de l’après-midi stridentiste qu’évoque Germán List Arzubide dans El movimiento estridentista[14]. La fantaisiste chronique veut que l’heureux acquéreur de la « femme stridentiste » fût bien évidemment Manuel Maples Arce.
- Ainsi, lorsque dans le premier fragment de La Señorita Etcétera les voyageurs se voient inopinément contraints de descendre de leur train et de marcher de concert dans la « trouble ville syndicaliste[15] » plongée dans les ténèbres par des grévistes, la compagne de voyage inconnue que le hasard avait donnée au narrateur semblerait s’assoupir à ses côtés face aux quais du port : « El sueño comenzaba a desligarme. Sentí cansancio. Su languidescencia doblada sobre mis brazos con la intimidad de un abrigo, se había dormido…[16] ». Le trope qui associe la langueur de la femme à celle d’un manteau suggère que la sensation qu’a le dormeur d’avoir un léger poids sur les bras obéit à la logique onirique qui réinterprète à ses fins l’immédiateté physique, intérieure et extérieure, du rêveur. Tout au long de ce premier fragment, le narrateur se réfère par intermittence à son état de conscience qui oscille entre le rêve, la rêverie et la conviction qu’il est éveillé. La scansion qu’impriment au récit les allusions au rêve semble imiter les dodelinements de la tête d’un voyageur ensommeillé, tandis que les temps verbaux, prétérit et imparfait, semblent alterner sans grande motivation, de sorte que la confusion entre l’itératif et le singulatif produit un effet d’élasticité du temps. L’abondance des prosopopées, des métaphores et des hypallages contribue encore à l’élaboration d’une intrigue dont la plasticité s’apparente à celle qui préside au récit onirique : ce ne sont pas les marcheurs qui font des pas mais la rue, « comme lors d’une projection cinématique[17] », et la marée censément contemplée, sans doute fruit du mouvement du train, brouille les idées de l’aboulique narrateur dont les décisions impulsives ne semblent répondre à aucun projet précis ni l’affecter le moins du monde. Tout semble donc confirmer que la logique narrative des péripéties rapportées s’inspire de cette réécriture chiffrée du désir inconscient du rêveur que, selon Freud, le rêve élabore. Suite au probable examen onirique de ce désir, le rêveur s’éloigne de la belle endormie qui « pourrait être un fardeau pour [sa] vie erratique[18] ».
- Les fragments suivants amplifient le procédé de la comparaison au point de le déployer en une systématique synecdoque entre femme et objets ou êtres caractéristiques de tel ou tel type de lieu urbain. Ainsi, dans le café de la capitale où le narrateur passe le plus clair de ses journées, ce dernier voit apparaître sa demoiselle sous la forme d’une chaise, d’une table ou d’une serveuse. Dans les rues, auxquelles une hypallage attribue l’étourdissement que la foule et la circulation suscitent chez le jeune homme, une passante se voit assimilée à un tableau cubiste lorsqu’elle disparaît dans une vitrine pour y prendre ironiquement la forme d’un mannequin morcelé. Plus avant, dans le tramway que prend ce néo-citadin à une heure tardive, le regard d’une passagère se confond avec un panneau de circulation – un ironique stop –, reproduit dans le texte sous la forme d’un calligramme. Dans l’hôtel où le jeune homme est logé, la cliente qu’il rencontre devient une femme automatique tandis que lui-même se transforme en processeur mécanique de visions extérieures qui se font intérieures tandis que ses idées « convergentes, s’[étendent] vers toutes les choses[19] ». L’électrique contact entre les deux partenaires finit par provoquer un comique court-circuit. La femme féministe et syndicaliste qui tire le narrateur de sa mélancolique solitude dans un parc se fond bientôt dans le décor, les accessoires et le personnel d’un salon de coiffure à la mode. Dans la salle de cinéma où il se réfugie afin d’échapper aux « sensations sentimentales » et aux « pitoyables nostalgies[20] » qu’éveillent en lui certaines images de la ville contraires à « la vie dynamique », « elle » se confond avec les artifices et la muette image décolorée du film projeté sur l’écran.
- Tant de métamorphoses, d’apparitions et de disparitions subreptices de cette « Elle », engloutie par les objets modernes et par des espaces urbains propices à l’anonymat ou à une intimité fort précaire, produisent un ironique et répétitif effet de déception au long de scènes qui prennent un tour pré-surréaliste du fait de la mécanisation et de la réification des deux personnages. Déçu, le narrateur échoue dans ses efforts pour se mouvoir librement parmi les nouveautés de l’environnement urbain, subit les assauts de la nostalgie et ne parvient jamais à reconnaître cette « Elle » tant désirée parmi les mirages qu’il élabore à partir des « elles » d’une réalité dont il ne saurait rassembler les fragments spatiaux et temporels dans la continuité d’une expérience. Bien évidemment, le récit se joue du lecteur conventionnel de l’époque, qu’il se plaît à décevoir, car chacun de ses fragments lui refuse l’histoire d’amour qu’il serait en droit d’attendre, le laissant coi face aux points de suspension qui concluent chaque amorce d’intrigue.
- La Señorita Etcétera entremêle plusieurs séries paradigmatiques d’équivalences : la première, ironiquement déréglée, s’établit entre « Elle » et « elles », entre la pâle aimée du modernisme et les fugaces et virtuelles maîtresses de la modernité ; la deuxième fait coïncider la femme avec la ville, soit avec les espaces emblématiques de la vie moderne qui l’emportent sur les quelques recoins où perdure la vie d’antan ; la troisième assimile la femme au récit, puisque la suite des fragments de réalité qu’appréhende le narrateur errant est organisée en fonction des apparitions et des disparitions réitérées de la demoiselle ; la quatrième et dernière joue du parallèle entre le tour incertain que prend le destin du jeune homme et le monde de la lettre imprimée, aux éléments duquel il se compare fréquemment. Ainsi s’exclame-t-il, s’estimant floué : « ¡Era posible que el destino, hojeándome diariamente, no encontrase lo que encontraba en todos los demás[21]! ». S’il est donc un être de papier, de quel matériau la femme peut-elle être faite hormis de celui que fabrique le désir des récits avant-gardistes qui, reléguant la muse moderniste, leur pré-texte, inventent la leur, qu’ils diffractent de façon cubiste ?
3. Les apparitions mémorielles de la mère courage villiste
- Si la Señorita Etcétera est un être de fuite, enclin à la disparition ou à l’intermittence entre une présence imaginaire et des passages-éclairs dans la réalité, la Mamá de Nellie Campobello ne l’est pas moins et ce, de façon implacablement objective, puisqu’elle est morte. Le miracle que le récit prétend accomplir consiste à arrêter cette fuite propre aux fantômes qui errent dans la mémoire des vivants afin d’accueillir la défunte dans un présent. Pour sauvegarder la mémoire de sa mère, Nellie Campobello compose un récit dont les dix-sept fragments fixent certains moments du passé en une série d’instantanés mémoriels, de portraits de la morte, de scènes et de vues de la vie familiale durant sa propre enfance et/ou son adolescence à Parral et à Chihuahua. En guise d’épigraphe, une invocation adressée à la défunte prend la forme d’un « Hai-kai tarahumara » en version bilingue qui précède le premier portrait, fondé, à la manière d’un éloge poétique, sur des comparaisons et des métaphores assimilant la mère au paysage, à la lumière et au relief de la sierra. Le haïku, qui évoque la douleur de la mère, unit les deux femmes adultes dans le deuil, les confondant en une superposition de leurs sentiments tandis que se mêlent le passé et le présent : « Tu cara de luz, madre/despierta y llora, como antes, /hoy cuando yo te grito[22] ». Les points de suspension qui concluent le titre du premier fragment, « Así era… », semblent résumer la nostalgie de la fille et ouvrir une pause temporelle afin qu’y surgisse l’image de la défunte. La narratrice se rappelle d’abord, en une sorte de photographie mémorielle, l’image de sa mère au travail, la nommant d’un Elle empreint de révérence. Un cadrage rapproché sur les mains de la mère confectionnant des bouquets qui se transforment en tortillas trempées de larmes l’évoque ensuite par synecdoque. L’image de la mère au travail, tout aussi affligée qu’elle apparaît dans le haïku, se voit ainsi condensée dans ses mains, part concrète et active de son être au monde. Nul hasard si, dès le titre de son livre, Nellie Campobello choisit ces mains pour emblème de la présence maternelle, de l’aimante sollicitude de la mère envers ses enfants mais aussi du contact entre présent et passé, entre la vivante et la défunte, appelée là à revivre. Une fois accompli le miracle de la présence de la morte, que figure l’énonciation performative du titre du troisième fragment, « Lector, llena tu corazón del respeto mío : “Ella” está aquí », l’évocation remonte à l’enfance de la mère dans la sierra, en un tableau qui célèbre en elle l’émanation de la flore du pays. En enracinant de la sorte l’identité de la mère en un lieu de la sierra, l’auteure écrit sa propre légende, confirme et revendique son origine agreste, loue les valeurs des gens rudes et libres de la montagne, rappelle l’histoire épique des luttes entre colons et Comanches : « Nació en la sierra. Creció junto a los madroños vírgenes, oyendo relatos fantásticos. Sus antepasados fueron hombres guerreros que habían peleado sin tregua con los bárbaros para defender sus vidas y sus llanuras[23] ». Dans l’exemplaire et véloce concision de cette prose, l’évocation allie la terre à la mémoire populaire, soulignant que si la mère « était la nature même[24] », elle était aussi faite de la légende de la sierra, cette tradition orale dont les histoires exemplaires offraient des modèles de conduite : « En sus ojos se grabaron las visiones exactas, su corazón se forjó así ; nadie podría empequeñecerlo, como nadie puede quebrar un amanecer[25] ». Fruit d’une géographie et d’une histoire régionales, la mère est l’héritière d’une tradition qu’elle a su transmettre à sa fille, laquelle semble être devenue écrivaine pour transmettre à son tour cette mémoire aux oublieux, aux ignorants du reste du pays et à ceux qu’elle accuse de mauvaise foi : les vainqueurs de la lutte entre les factions révolutionnaires.
- Las manos de Mamá s’inscrit dans cette essentielle transmission de la mémoire, tout comme l’avait fait, sept ans auparavant, Cartucho, où nombre de récits de deuxième main de la lutte révolutionnaire villiste, avaient été, confie la narratrice, reçus par elle comme les plus précieux des cadeaux de sa mère. Les deux livres partagent une intention élégiaque car ils rendent hommage à une histoire proche, douloureuse et héroïque, même si celui de 1937 accentue son lyrisme en alliant l’action de grâces au récit de l’intime mémoire et en élaborant le discours amoureux que la fille adresse à sa mère. Tout à la fois, la narratrice de Las manos de Mamá se mire elle-même dans son récit, confrontant son identité et son image présentes à celles de l’enfant qu’elle fut, transportée d’admiration face à la femme qu’était sa mère.
- Si Cartucho est demeuré dans l’histoire littéraire sous l’étiquette de « roman de la révolution » alors que son sous-titre précise qu’il s’agit d’« Histoires de la lutte dans le Nord du Mexique », Las manos de Mamá est une pièce narrative au genre plus singulier encore. À certains traits du roman régionaliste, relevés du soupçon d’indigénisme dont le dote son haïku tarahumara, le livre conjugue les attributs des mémoires et le maniement d’une prose lyrique que la critique tend à qualifier de moderniste. Il serait plus exact de préciser qu’il garde la saveur métaphorique, et bien souvent le rythme, de la lyrique populaire ; qu’il réélabore des formes de la prière à laquelle il donne un tour profane ; qu’il dynamise l’ensemble de son récit au moyen d’une composition résolument fragmentaire ; qu’il n’ignore pas les conquêtes de la prose avant-gardiste[26].
- Ce dynamisme du récit se fonde en effet sur le mouvement du présent vers le passé ; sur la mise en scène du caractère fragmentaire de la mémoire au moyen d’ellipses ménagées entre les fragments ; sur la précision picturale, photographique ou cinématographique des images mémorielles qui semblent feuilletées dans un album de famille, voire prédisposées à leur animation comme s’il s’agissait des séquences d’un scénario. Seuil et gond entre le présent et le passé, le deuxième fragment superpose les plans temporels pour offrir une poignante scène de retrouvailles entre la mère et la narratrice adulte. Celle-ci se revit alors en fillette dans le lieu privilégié de son enfance, cette rue de Parral que les villistes parcouraient au galop et dans laquelle les lecteurs de Cartucho ne manquent pas de reconnaître la Segunda del Rayo. Narrée au présent, la séquence situe la narratrice dans ce lieu que, privée de son regard d’enfant, elle peine à reconnaître, avant que la résurrection du passé ne s’accomplisse par la magie de la lumière et de la couleur de la terre, comme si ce filtre visuel amenait le flashback :
Ando en la tierra, mis manos rojas, roja mi cara, y el Sol, y mi calle ; todo rojo como el panorama de los niños.
Yo era niña y Mamá estaba en el postigo llamándome.
Juego. ¿Dónde están mis compañeros[27]?
- Une fois la mère apparue à l’enfant que la mémoire a ranimée, la réalité présente se trouve aux prises avec celle du passé et la narratrice, emportée dans son élan, dialogue avec la morte qu’elle vouvoie de cet « Usted » qui établit sa présence fantomatique dans le texte. Et si le pathétisme de la scène s’accentue vers la fin du fragment lorsque, la réalité passée se dissipant, les plans temporels se voient de nouveau dissociés, le miracle des retrouvailles a pu s’accomplir, la mère et l’enfant ressuscitant dans le temps de leur amour réciproque. Si la narratrice attribue ce miracle à sa mère, le lyrisme narratif se fait là performatif par la force de la foi ou de la piété filiale, comme en témoigne le titre de ce troisième fragment. Les souvenirs peuvent dès lors affluer et s’ordonner, l’anamnèse, suivre son cours.
- Les fragments suivants respectent, dans un premier temps, un ordre chronologique allié à l’intensité affective qui semble motiver le choix et la netteté de tel ou tel souvenir : évocation de l’enfance de la mère et fervent portrait de son père, le Papá Grande, auquel est également adressée une action de grâces ; allusion à la rencontre amoureuse de la mère avec le père de ses enfants ; éloge de la gaîté de la mère, qui défiait la pénurie et la faim en dansant et en chantant pour ses enfants ; souvenirs des déménagements successifs de la famille et de ces jouets de la pauvreté qu’improvisaient les petits avec de gros haricots et des balles de chiffons. Ces séquences participent d’un éloge de la vie simple, ignorante des oripeaux superflus du confort urbain, riche en rebondissements de la guerre et en acceptation d’une réalité parfois terrible. Car l’intempérie n’aurait su exister à l’abri des jupes de la mère, sorte de tente qui accueille la nichée de ses enfants, dont le récit fait l’emblème du foyer. La critique a souligné la parenté entre les attributs que le récit prête à la figure de la mère et ceux qui façonnent les figures de la Vierge, voire de la Mater Dolorosa. La narratrice renchérit pourtant sur son éloge, affirmant que dans son enfantine adoration elle ne comparait sa mère ni à la Vierge ni à un ange mais à Elle et à elle seule. Le récit va jusqu’à mettre en scène l’exploit d’une opportune et sagace sacrilège : lors du dramatique moment où la responsabilité juridique de ses enfants lui a été ôtée, la mère sait, alors qu’on lui conseille de se recommander à la Providence, convaincre un tribunal de lui restituer la garde de ses enfants en feignant avoir été victime d’un viol. Le recours à l’ellipse, qui accroît pudiquement le pathétisme de cet épisode narré du point de vue de la fillette, se voit justifié par le caractère fragmentaire des souvenirs d’enfance. Après ce climax de la tension dramatique dans la partie que le récit consacre à la vie familiale, la perspective s’élargit en une série de fragments qui évoquent les événements guerriers. Ces séquences s’apparentent à certains des récits de Cartucho, quoiqu’elles donnent ici le premier rôle à la mère, illustrant l’une ou l’autre de ses qualités : fermeté, vaillance, générosité, aptitude à la compassion, dignité dans la séduction, constance dans l’affirmation de la vie face à la mort. Le treizième fragment, intitulé « “Ella” y la máquina », recrée et condense magistralement le contraste entre la vie des civils et la mort des combattants en un contrepoint qui oppose l’héroïsme quotidien de la mère aux désastres de la guerre et rappelle que le son tenace de sa machine à coudre osait rivaliser avec le « chant du canon ». La lamentation, la dérision, le souvenir du spectacle que les jeunes morts offraient aux yeux d’enfant de la narratrice, se conjuguent ici à l’éloge de la mère, en une élégie dédiée à la communauté des civils et des militaires de Villa. L’hagiographie profane de la mère se voit ainsi étroitement liée au deuil des combattants et à l’affirmation de ce scandale réitéré qu’est la mort à la guerre.
Conclusion
- Après le rappel des dernières morts survenues dans la famille – celle de « l’angelot blond » de deux ans, prétendument fils de la mère, puis celle de cette dernière, qui n’a pas tardé à la suivre dans la tombe –, l’envoi du récit, intitulé « Carta para Usted », réaffirme la piété filiale de la narratrice et de ses frères et sœurs ; il dresse un autel intime pour la défunte en énumérant ces reliques que sont ses effets personnels ; il célèbre à nouveau « ses mains de femme, ses compagnes, ses meilleures camarades[28] » ; il murmure un poème qui, telle une épanadiplose narrative, réitère les comparaisons et les métaphores des premiers fragments et multiplie les points de suspension de la nostalgie. Le mouvement temporel de l’évocation et de l’invocation ne s’y accomplit pas seulement du présent vers le passé mais aspire à l’éternité de la mémoire dans l’ici et le maintenant de l’écriture. Le livre s’achève sur un geste d’offrande et un serment définitif : « hoy tratamos de realizar lo que Usted hubiera querido ».
- C’est dans cet aujourd’hui de 1937 que prend corps la libre création féminine des filles de Mamá : Gloria Campobello, la danseuse, Nellie Campobello, la chorégraphe et l’écrivaine, créatrices plus que muses, femmes d’avant-garde tout aussi insaisissables mais bien plus réelles que les chatoyantes manifestations de la Señorita Etcétera…
Références bibliographiques
Campobello, Nellie [1937], « Las manos de Mamá », Obra reunida, 2007, Mexico, FCE, pp. 165-198.
Campobello, Nellie [1960], « Prólogo a “Mis libros” », Obra reunida, 2007, Mexico, FCE, pp. 333-372.
Escalante, Evodio, 2002, Elevación y caída del estridentismo, Mexico, Conaculta – Ediciones sin nombre.
List Arzubide, Germán, 1986, El movimiento estridentista, Mexico, SEP, « Lecturas mexicanas » [1928].
Maples Arce, Manuel [1921], « Actual número 1 : Hoja de Vanguardia », El estridentismo. México : 1921-1927, éd. critique de Luis Mario Schneider, 1985, Mexico, Universidad Nacional Autónoma de México, pp. 41-48.
Rodríguez Soltero, Gonzalo, 2010, « Ambigüedad y ambivalencia en Nellie Campobello », Escritos. Revista del centro de Ciencias del Lenguaje, 42, pp. 109-126.
Vela, Arqueles [1922], « La Señorita Etcétera », El estridentismo. México : 1921-1927, éd. critique de Luis Mario Schneider, 1985, Mexico, Universidad Nacional Autónoma de México, pp. 41-48.
Notes
[1] Professeure de littérature comparée, spécialiste en littérature latino-américaine et traductrice. Elle a publié Carlos Fuentes o la imaginación del otro, Editorial de la Universidad Veracruzana, 2007 (version française: Carlos Fuentes ou l’imagination de l’autre, Paris, Aden, 2009) et de Poesía + novela = poesía. La apuesta de Roberto Bolaño, Editorial de la Universidad Veracruzana, 2015 (version française: Sous le roman, la poésie. Le défi de Roberto Bolaño, Hermann, 2016) ainsi que d’une centaine d’articles scientifiques. Contact : flordolivo@wanadoo.fr.
[2] Vela 1985, p. 96. Sauf mention contraire, les traductions sont de l’auteur du présent article.
[3] Idem. Pour ne pas faire obstacle à la fluidité de l’expression, les citations brèves intégrées aux phrases de l’article ont été traduites.
[4] José Juan Tablada, cité par Campobello, « Prólogo a “Mis libros” [1960] », p. 366.
[5] Martín Luis Guzmán, cité par Campobello, « Prólogo a “Mis libros” [1960] », p. 363.
[6] Voir Campobello, « Prólogo a “Mis libros” [1960] », p. 360.
[7] Vela, « La Señorita Etcétera », p. 96.
[8] Voir à ce propos la minutieuse et pertinente analyse que fait Rodríguez Soltero de l’œuvre de Nellie Campobello : Rodríguez Soltero 2010, pp. 109-126.
[9] Vela, « La Señorita Etcétera », p. 98.
[10] Ibid., p. 96.
[11] Maples Arce, « Actual número 1 », pp. 42, 43, 44, 45-46.
[12] Vela, « La Señorita Etcétera », p. 89.
[13] Escalante 2002, p. 79.
[14] Voir List Arzubide 1986, p. 27 : « Arqueles vela (sic) vive entre sus muñecas la realidad de las horas perdidas: propietario de 50, de 5,000 muñecas, es un sultán domesticado; estas mujeres que hoy ofrece en venta, son las que dictan sus novelas. La Señorita Etcétera, es la más real de sus muñecas, a veces hasta creemos que va a fracasar convirtiéndose en una flapper; es la mujer estridentista de $ 1, 000.00, hoy rebajada a $ 500.00 ». Voir également le récit de la vente aux enchères, pp. 66-72.
[15] Vela, « La Señorita Etcétera », p. 89.
[16] Ibid., p. 90.
[17] Ibid., p. 89.
[18] Ibid., p. 90.
[19] Ibid., p. 95.
[20] Ibid., p. 97.
[21] Ibid., p. 96.
[22] Campobello, « Las manos de Mamá », p. 168.
[23] Ibid., p. 170.
[24] Ibid., p. 171.
[25] Idem.
[26] Rappelons que par ailleurs la première édition de Cartucho vit le jour en 1931 à Jalapa, un temps baptisée Estridentópolis. Germán List Arzubide, naguère stridentiste, en avait ordonné les récits pour les éditions Integrales, qu’il dirigeait alors, et dont ce fut la publication inaugurale.
[27] Campobello, « Las manos de Mamá », p. 169.
[28] Ibid., p. 198.