By | 2 février 2016

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C2_austin_merde_thbAlfredo López Austin a remis son ancien ouvrage sur le métier, à l’occasion d’une proposition de traduction française. On ne saura donc jamais trop remercier les traducteurs à l’origine de cette démarche, qui nous vaut le plaisir d’un ouvrage plutôt atypique mais passionnant, accompagné de 16 planches en couleurs de l’artiste mexicain Francisco Toledo (qui donna l’impulsion initiale aux recherches d’Alfredo López Austin sur ce thème), mais aussi de nombreux dessins à l’encre qui émaillent le texte.

Loin d’être un traité universitaire pesant, cet ouvrage d’un peu plus d’une centaine de pages se veut plus une approche à la fois précise mais aussi ludique autour de la merde, dans ses aspects sociaux, religieux, médicinaux, linguistiques ou autres. Ethnographie et ethnohistoire s’entremêlent en une ronde ludique et savante reflétant passé préhispanique ou croyances contemporaines amérindiennes, en autant de ‘polaroïds’ ou récits brefs qui parviennent à concentrer des aspects de pensée fascinants et à se fédérer autour de ce thème commun, a priori déconcertant, mais infiniment fécond. Les sources sont indiquées en fin de livre sur dix pages, permettant au lecteur d’approfondir sa lecture s’il le souhaite, de façon à dépasser le seul aspect ludique ou cocasse.

Ce livre est structuré en chapitres courts et variés, qui reprennent une longue série d’anecdotes où les excréments apparaissent liés au pouvoir, au religieux, à l’histoire naturelle, à la médecine. L’auteur regroupe ainsi ses anecdotes par thématiques : histoire naturelle ; santé, maladie, médecine et mort ; contes et mythes ; parémiologie. Ils sont entrecoupés de miscellanées et de la progression en cinq étapes de l’histoire de la merde. La majeure partie de ces courts récits concernent la Méso-Amérique et sont très divers, même si le Mexique central prédomine. Ces chapitres qui reflètent déjà une prodigieuse érudition, sont entrecoupés de chapitres analytiques où Alfredo López Austin tente une démarche explicative pour arriver au pourquoi de certaines coutumes a priori surprenantes. Ainsi l’affranchissement de l’esclave préhispanique s’il marchait sur un excrément humain sur une place de marché (chose a priori impossible au vu de l’extrême propreté de la capitale aztèque) est expliqué par la froideur de la merde qui viendrait contrebalancer la chaleur symbolique de l’esclave, le rendant à nouveau à « cœur froid » (yollo itztic) c’est-à-dire libre. Ou bien le risque de passer de vie à trépas pour soulager un besoin pressant s’explique parce que l’inframonde est associé aussi à la puanteur du fait de la décomposition des cadavres. L’ouvrage se termine sur les adages, devinettes, énigmes et métaphores amérindiens sur ce thème. Il comprend aussi, par endroits, des champs lexicaux indigènes (nahuatl, tojolabal) passionnants.

Le lecteur même néophyte y trouvera matière à penser le monde, à le regarder différemment, alternant une poésie manifeste (les étoiles filantes sont pour les Tojolabal du Chiapas l’excrément d’une étoile traversant le ciel et qui devient, en se refroidissant sur terre, de l’obsidienne) et des passages plus souriants, rarement triviaux et le plus souvent poétiques ou symboliques (par exemple pourquoi les chiens se reniflent le derrière, à la recherche d’une missive perdue adressée au dieu Tlaloc). On apprendra quelle est l’origine de l’arc-en-ciel et pourquoi les mariages mazatèques sont toujours accompagnés d’un jeune enfant chargé d’éviter la disparition de la mariée si elle part faire ses besoins, ou bien pourquoi les tortues mexicaines sont ornées de couleurs. On découvrira comment les aigris du Sonora peuvent saboter une fête en faisant des bougies à base de graisse de coyote ou bien ce qu’est un pet de jaguar pour les Lacandons. On lira la prière émouvante d’un père cora pour demander la guérison de son enfant malade de diarrhée. On comprendra comment les Zoque-Popoluca expliquent qu’il y a des riches et des pauvres et pourquoi certaines ethnies (Tarahumaras, Totonaques) associent encore la profession de commerçant à l’obscurité et à la mort, l’excrément étant source de richesses. On retrouvera les invariants sur la richesse transformée en excréments ou retransformée en métal précieux selon la pureté du cœur de celui qui la cherche. Les Juchitèques en examinant les fèces de quelqu’un déterminent son caractère. Les Coras du Nayarit décorent les églises à Noêl avec des bandelettes de coton blanc parsemées de boules de coton brun, qui symbolisent les langes de l’enfant Jésus et ses excréments.

Parfois López Austin élargit un peu son sujet et passe à une histoire de la pisse qui pourra sembler hors sujet. Mais les pets sont présents à juste titre. On regrettera simplement certaines définitions un peu rapides du glossaire (pozole par exemple), ou l’absence de certaines définitions pourtant indiquées comme glosées (sapotille p. 35, pinta p. 51). Le choix de ne pas systématiquement traduire tous les termes nahuas peut rendre certains passages un peu hermétiques pour le lecteur (en général pour les ingrédients des préparations médicinales comme par exemple p. 46 la yolatolli, le coztomatl, miltomatl, chichic cuahtil, xoxocoyoltic, xococotl ou yamanquipatli ; ou bien p. 75 l’ayolnehuatl, le cuauhalahuac, tlaquequetzal, acuahuitl ou ehecapatli). On relève quelques erreurs de traduction (p. 76 la confusion entre la vase et le vase, alors que le terme cuitlatecomatl renvoie bien à un vase de la merde) ou de syntaxe (p. 85 tous ceux… que la colère des dieux…). Mais ce sont bien peu de choses en comparaison du plaisir réel que provoque la lecture de ce livre atypique, qui mêle contes brefs et analyses savantes en une ronde poétique pleine de beauté, loin de la trivialité à laquelle on aurait pu s’attendre avec le thème choisi.

Patrick Lesbre
Université de Toulouse Jean-Jaurès

Alfredo López Austin, Francisco Toledo, Une vieille histoire de la merde, traduit de l’espagnol (Mexique) par Perig Pitrou et José M. Ruiz-Funes, Le Castor Astral, Cemca, 2009. 125 p.
ISBN: 978-2-85920-791-5