Ces actes de colloque, fruits d’un partenariat entre le Centre culturel français d’Oran et l’Université d’Oran-La Sénia, avec le concours de l’Institut de Recherche Intersite d’Études Culturelles de l’Université Montpellier III et du Fonds Roblès, dirigés par le professeur Guy Dugas, offrent une particularité pour le moins intéressante : il ne s’agit pas seulement de convoquer la figure de l’écrivain Emmanuel Roblès, enfant d’Oranie, mais aussi de ressusciter tout un arrière-fond socio-culturel dans lequel a grandi le futur auteur de Montserrat, ainsi que ses diverses influences littéraires, issues de la culture espagnole, dont Cervantès, et sa pièce El Gallardo Español, traduite par Roblès et dont le cadre n’est autre que la périphérie d’Oran et de Mers-el-Kébir. L’ancrage sociologique de cette hispanité en Oranie et le profil spécifique de cette communauté espagnole sont magistralement circonscrits par le professeur Pierre Rivas, qui s’attache à lier dans une même contribution peinture des préjugés et discriminations qui pesèrent sur cette communauté, tant socialement que dans l’imaginaire proposé par certains auteurs français plus ou moins célèbres, et l’itinéraire propre d’Emmanuel Roblès, qui sans renier ses racines espagnoles, sut trouver dans l’idéologie républicaine un ferment stabilisateur d’identité, valorisant et cathartique.
Tel un mille-feuilles, l’ouvrage s’attache à déplier l’hispanité d’Oran – sur les plans historique, culturel, sociologique – depuis l’occupation espagnole au XVIe siècle jusqu’à la période coloniale française. Roblès constitue donc un alibi en quelque sorte afin de dresser ce panorama de l’hispanité dans toutes ses composantes, et établir des connexions avec d’illustres prédécesseurs, tel Cervantès, dont les rapports d’intertextualité avec Roblès sont analysés par Ahmed Abi-Ayad, et dont Michel Moner analyse de façon subtile et convaincante l’inscription d’Oran et d’un imaginaire spécifique dans tel ou tel motif du Don Quijote. Certains contemporains de Roblès, envisagés dans le présent volume, permettent d’établir certaines convergences : ainsi le trouble identitaire de Jean Sénac rejoint-il le « vacillement identitaire » (107) de Roblès. Les contributions de Hamid Nacer Khodja et de Camille Tchéro détaillent remarquablement ces points de convergence, que ce soit sur le plan de la critique littéraire partagée, l’évocation de la ville d’Oran, ou bien encore la représentation du père absent qui influera durablement sur leur existence et l’élaboration de leur œuvre. L’hispanité de Roblès n’est pas en reste, puisque Denise Brahimi s’essaie à définir précisément ce que cette hispanité signifie dans l’œuvre de l’écrivain, et quelles caractéristiques elle mobilise dans celle-ci.
Une autre richesse de cet ouvrage réside dans l’évocation des journaux de cette époque, et de la collaboration de Roblès à leur élaboration et à leur rédaction : ainsi, les pages culturelles d’Oran républicain permirent à l’écrivain de nouer des relations fortes et durables. Guy Dugas dans son article conclut en ce sens : « […] on constate que bien des écrivains espagnols avec lesquels il restera très lié ont participé aux pages spéciales d’Oran républicain – journal qui, à ce titre, a constitué un maillon supplémentaire de cette chaîne d’amitiés que fut, autour d’événements majeurs, l’existence de cet écrivain. » (43) La revue Simoun représente un autre lieu de rassemblement d’individualités fortes, de toutes origines ethniques, rassemblées dans une volonté humaniste et progressiste, autour de l’Algérie et de ses différentes cultures, et autour de cette hispanité donc, ainsi que Michel Lambart l’explicite, mais les difficultés financières ainsi que la radicalisation des camps antagonistes lors de la guerre d’indépendance algérienne auront raison de la pérennité de la revue, qui totalisera cependant trente-deux numéros.
Il faut noter la très belle contribution de l’écrivain oranais Yahia Belaskri qui nous rappelle à quel point cet héritage hispanique doit être rappelé, reconnu, préservé, valorisé en Algérie même. L’œuvre littéraire de Roblès n’est pas en reste : son roman L’Action et sa pièce Montserrat sont respectivement évoqués par Fayçal Ben Saâdi et Bouziane Ben Achour dans leur dimension engagée et fraternelle. Une section précieuse de ce volume, intitulée « Archives roblésiennes », nous présente le détail des fonds Roblès présents à la Bibliothèque universitaire de Montpellier III ainsi qu’à la Bibliothèque Francophone multimédia de Limoges : le premier préserve la bibliothèque ibérique et latino-américaine de Roblès ; le second conserve une importante correspondance adressée à l’écrivain par un grand nombre d’auteurs de langue espagnole. Dans la partie annexes, deux poèmes inédits de Roblès lui-même, rédigés en espagnol, clôturent l’ouvrage, certes disparate, mais dont la diversité reflète précisément la richesse et la multi-dimensionnalité de la problématique et du champ embrassés.
Une visite guidée d’Oran et de ses lieux emblématiques en relation avec l’existence de Roblès, « Cheminons dans Oran avec Emmanuel Roblès », orchestrée par Abdeslem Abdelhak, ajoute une touche concrète et vécue à ces annexes que viennent enrichir des extraits d’interviews de James Kilker, qui apportent des précisions fort éclairantes sur la formation scolaire, littéraire et politique de Roblès. Mais la propre fille de l’écrivain, Jacqueline Roblès-Macek, égrène ses souvenirs quant à un certain nombre de motifs, de façon précise et dense : l’enfance, les lectures formatrices, la venue à l’écriture, Oran et ses différents quartiers, ses paysages, l’absence du père… Des extraits de carnets de notes de Roblès, de ses rédactions d’écolier, conservés au fonds Roblès à Limoges, d’entretiens donnés à d’autres (J.L. Depierris, J. Kilker, M. Chavardès), ponctuent ces souvenirs, et leur donnent un cachet particulier, empreint d’authenticité et de présence sensible. Ce qui ressort au fil de ces pages, c’est le portrait d’un « homme méditerranéen », et d’une dualité qui lui est inhérente, ainsi qu’à Camus, ce « frère de soleil », que l’écrivaine algérienne Maïssa Bey a su si bien évoquer et réintégrer à son propre héritage, Maïssa Bey sur laquelle choisit de conclure Jacqueline Roblès-Macek. Façon de nous dire : cette Algérie-là, aussi, a bel et bien existé et se mue en patrimoine aujourd’hui pour certains.
Hervé Sanson - Institut de romanistique - Université d’Aix-la-Chapelle
Emmanuel Roblès et l’hispanité en Oranie, Guy Dugas (dir.), Paris, L’Harmattan, 2012, 208 p. ISBN : 978-2-296-56853-2