Longtemps, l’Espagne est apparue comme un pays qui tournait le dos à tout un continent, et ce, malgré le voisinage et les rapports entretenus depuis le Moyen Age avec la partie occidentale africaine. Or, depuis la fin du XXe siècle, l’éclosion d’une littérature en langue espagnole − mais aussi dans les autres langues de l’État espagnol − écrite par des auteurs provenant de divers pays africains est avérée. En témoigne l’excellent ouvrage collectif que nous nous proposons de commenter ici. Publié chez Verbum dans la collection « Biblioteca hispanoafricana » dirigée par Landry-Wilfrid Miampika, le volume Literaturas hispanoafricanas : realidades y contextos est dirigé par Inmaculada Díaz Narbona, professeur à l’Université de Cadix, pionnière dans l’étude des littératures africaines en Espagne, et âme de ce travail. Fruit d’une recherche de longue haleine initié en 2010[1] avec le soutien du Ministère de l’Économie et de la Concurrence espagnol, il rassemble quatorze travaux signés par des spécialistes et précédés d’une préface de Donato Ndongo-Bidyogo qui donne le ton à la fois lucide et engagé de l’ouvrage.
Les langues de l’État espagnol, en tant que véhicules d’expression pour un nombre croissant d’écrivains africains et instruments de médiation culturelle et artistique sont le fil conducteur des chapitres qui composent le recueil. Les écrivains regardent et décrivent une réalité et une location dont Inmaculada Díaz souligne le caractère multiple et divers. Les différentes contributions abordent cette pluralité à partir de perspectives diverses – les géographies littéraires, les genres, l’ethnicité, la littérature écrite par des femmes, l’engagement politique et social, la réception littéraire – sans que l’ensemble n’ait à souffrir d’un manque de cohérence interne. La diversité des problématiques examinées et des approches mobilisées par les auteurs est l’une des principales qualités de cet ouvrage. Par-delà les simplifications habituelles, les travaux qui composent l’ouvrage collectif mettent en évidence la complexité et la richesse de ces écritures peu connues.
Si la controverse entre « essentialisme » et « métissage » ou entre engagement politique et analyse textuelle n’en finit pas de partager les eaux de la critique, le lecteur ne trouvera dans ce volume aucune complaisance envers des idées toutes faites. L’honnêteté des recherches qui ne se conforment pas au politiquement/ esthétiquement correct vient ainsi s’ajouter à leur intérêt pour le lecteur, qu’il soit spécialiste ou profane, souhaitant approfondir sa compréhension des nouvelles écritures migrantes en espagnol mais aussi des défis que doivent relever les sociétés contemporaines .
Le gros du volume est consacré aux auteurs de Guinée équatoriale, les plus prolifiques pour les raisons que l’on sait. Natalia Álvarez parcourt la vie et l’œuvre de Donato Ndongo, célèbre pour la qualité de ses ouvrages mais aussi pour sa dénonciation infatigable des conséquences néfastes de la colonisation et de l’après-colonisation : il parle sans entraves de la dictature et de la corruption sans oublier de signaler la part de responsabilité espagnole dans cet état de choses. C’est en devenant la « voix de ceux qui en sont privés », que le célèbre journaliste et écrivain guinéen, se bat, depuis ses premiers écrits, et surtout son Anthologie de la littérature guinéenne (ouvrage publié en 1984 qui marque le début d’une reconnaissance de cette littérature), pour l’avènement d’une société inclusive. Lola Bermúdez poursuit cette exploration de l’engagement littéraire dans El porteador de Marlow de Cesar Mba. Cet ouvrage, composé de récits et de poèmes, estt conçu comme un hommage à Joseph Conrad et aux ténèbres des rues européennes, théâtre fréquent de toutes formes de violence à l’égard des immigrés africains. Mba exprime son engagement contre ces violences en adoptant un style dont l’onirisme et le grotesque le rapprochent du réalisme magique voire du surréalisme. Dans son article, l’écrivain et professeur Justo Bolekia retrace l’histoire de la poésie de Guinée Équatoriale, depuis les auteurs anonymes, qui ont transmis les contes et les traditions orales (on préfère parler aujourd’hui de poésie « traditionnelle ») jusqu’aux nouveaux poètes émergents, sans oublier la « génération perdue » ou « génération du silence », celle des années de plomb de la dictature de Macías (1968-1979).
Comme la poésie analysée par Bolekia, la production d’un autre groupe d’auteurs important, celui formé par les écrivains du Sahara occidental, est encore très mal connue. Dans son étude sur la production écrite de cet ensemble, Conchi Moya passe en revue l’œuvre de poètes comme Fatma Galia, Abderrahman Budda Hamadi et Bachir Lehdad, qui est aussi l’auteur d’un roman intitulé El largo viaje hacia el este (2012). L’œuvre de ces écrivains témoigne des aspirations politiques du peuple sahraoui et d’une volonté tenace de dialogue. Si les différentes générations de combattants pour la libération du Sahara Occidental, que l’Espagne abandonna à son sort à la fin de la dictature de Franco, ont utilisé le hassanya autochtone pour leurs compositions orales, leur langue d’écriture demeure l’espagnol. Conchi Moya souligne que ces auteurs perçoivent la langue espagnole comme une forme de résistance face à la francisation de leur société et face aux actions de Rabat pour rendre homogène un territoire convoité qui proclame haut et fort ses aspirations politiques. Christian H. Ricci analyse pour sa part le courant social et indépendantiste de la littérature marocaine en espagnol. En prenant comme point de départ les trois phases par lesquelles passent les écrivains issus des pays colonisés selon Frantz Fanon (assimilation, nostalgie des origines, émancipation), Ricci examine l’œuvre de Mohammad Sabbag, poète admiré de Vicente Aleixandre, et celle d’Abdelkebir Khatibi. La littérature nationaliste et didactique qui voit le jour après la décolonisation affirme son originalité lorsqu’elle entame un dialogue entre langue maternelle et langue d’écriture pour réaliser, en termes de Khatibi, une traduction permanente d’un imaginaire culturel vers un autre. Enrique Lomas quant à lui, aborde la « maghrébisation de l’espagnol » dans l’œuvre de Sergio Barce comme forme de recherche identitaire pour les musulmans trahis par le rêve européen, mais aussi pour les Espagnols établis au Maroc, puis retournés dans leur « patrie » au moment de l’indépendance. Tous ces voyages volontaires, ces exils forcés, ces doubles et triples déracinements ont fait de l’Espagne le troisième pays récepteur d’immigrés de l’Union européenne. Josefina Bueno examine la production des écrivains amazighs publiés en Catalogne, terre d’accueil de la première génération d’écrivains issus de l’immigration. L’auteur souligne les insuffisances de la recherche universitaire dans l’étude d’une littérature hybride qui se distingue par le plurilinguisme des auteurs, la transversalité des sujets et l’interdisciplinarité. À partir des œuvres de trois écrivains ayant choisi le catalan comme langue littéraire − Saïd El Kadaoui, Laïla Karrouch et Najat El Hachmi −, Bueno examine la construction d’une identité problématique, à la fois individuelle et collective et confrontée à plusieurs identités d’origine (arabe, berbère). Un exemple emblématique de ce nomadisme littéraire qui brasse les peuples et féconde les générations est le livre pour enfants Un meravellòs llibre de contes àrabs per a nens i nenes, dans lequel Laila Karrouch (2006) propose des comptines traditionnelles marocaines pour les enfants catalans. Un afropolitanisme qui revendique le métissage et l’identité fluide devient en définitive la marque distinctive de ces écrivains.
L’article de Maya G. Vinuesa analyse la présence de la littérature africaine anglophone dans le marché éditorial espagnol. Elle observe qu’il est encore fréquent de considérer la littérature africaine comme un ensemble d’« ethno-textes » et analyse la difficulté qu’entraîne la traduction de ces œuvres et, surtout, la restitution de l’utilisation subversive que les auteurs font du langage. Claudine Lécrivain aborde à son tour la réception en Espagne de la littérature africaine francophone (1980-2014). Elle signale la difficulté qu’entraîne la constitution d’un corpus cohérent et la nécessité, pour les traducteurs, de connaître en profondeur les codes culturels de la langue d’origine. Mais les femmes africaines qui écrivent en espagnol sont sans doute les plus méconnues. Blanca Roman examine dans son étude leur double marginalité, en tant qu’Africaines et en tant que représentantes d’un sexe souvent associé à des pouvoirs démoniaques. Avant la colonisation, ces femmes avaient pourtant une influence non négligeable dans leurs communautés. Responsables de la transmission de la culture traditionnelle chez les enfants, leur rôle s’est vu transformé avec l’accès à la scolarisation et à une modernité « patriarcale ». En évitant soigneusement d’idéaliser cette femme « première », de nombreuses africaines contemporaines luttent pour leur émancipation. Or, la sexualité pèse bien lourd dans cette transformation. L’étude que Asunción Aragón Varo consacre aux cartographies sexuelles des écrivaines hispano-africaines Agnès Agboton et Guillermina Mekuy signale l’actualité des préjugés liés à la sexualité des femmes africaines et la persistance de nos jours de la peur du métissage racial, dans lequel certains voient encore la cause de la décadence morale européenne. Bien qu’elles dénoncent avec force ces idées reçues, ces écrivaines africaines éprouvent des difficultés à écrire sur la sexualité. Ces préjugés contrastent avec les discours officiels de célébration du métissage. Mar Garcia montre dans son étude sur l’œuvre d’Inongo-vi Makomè que, dans les faits, le métissage reçoit un traitement différent en fonction de la classe sociale et du pouvoir économique des individus. L’écrivain camerounais démantèle le discours du politiquement correct pour montrer que, pour les pauvres, le métissage est à la fois un privilège et une obligation. Or, pour que le métissage soit une richesse pour tous, il faudrait d’abord que les individus et leurs cultures soient considérés comme égaux et que les Africains résistent à l’acculturation.
Par la qualité des travaux rassemblés dans cet ouvrage collectif et par la pertinence des questions étudiées par les auteurs, Literaturas hispanoafricanas : realidades y contextos constitue une contribution de premier ordre au développement des études africaines en Espagne mais aussi à la connaissance des littératures africaines dans un pays qui, jusqu’il y a peu, ignorait presque tout de ses voisins « du Sud ».
Dalia Álvarez Molina - Universidad de Oviedo
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Inmaculada Díaz Narbona (éd.), Literaturas hispanoafricanas : realidades y contextos, Madrid, Verbum, collection « Biblioteca hispanoafricana » dirigée par Landry-Wilfrid Miampika
ISBN : 978-84-9074-201-3
Notes
[1] Dirigé par Josefina Bueno et Inmaculada Díaz, le programme de recherche dont ce volume est issu comprend des actions visant à diffuser les écritures africaines en espagnol telles que la constitution d’un fond documentaire et la création d’une Bibliothèque africaine qui peut être consultée sur le portail de l’Institut Cervantes (http://www.cervantesvirtual.com/portales/biblioteca_africana/).