By | 27 mars 2015

Cecil#1 PDF de l'article

Aline Rouhaud1
Université Paul-Valéry, Montpellier

Résumé : À travers l’exemple de la Petite Havane à Miami en Floride, cet article s’intéresse à la reproduction du lieu d’origine par les communautés immigrées en terre d’accueil. L’exil des Cubains s’étale sur une trentaine d’années environ et malgré de nombreuses disparités entre les Cubains des années soixante et ceux des années quatre-vingts, la communauté s’enracine dans un même quartier « ethnique » qui reflète la nostalgie d’une île pré-castriste irrémédiablement disparue. La Petite Havane est plus qu’un espace physique elle représente un rêve, un substitut de La Havane et un référent identitaire pour tout Cubain vivant aux États-Unis.
Mots-clés : Cubains, Miami, exil, 1960/2012, origines, exil, nostalgie, intégration, identité, urbanisme.

Abstract: Through the example of Little Havana in Miami Florida, this paper is exploring how the exile community is reproducing the original place in the new country. Cuban exile stretches as far as thirty years and inspite of the differences betwen the Cuban of the sixties and the one of the eighties, exile gets its roots in the same “ethnic” area which is reflecting the nostalgia of an island without Castro and lost for ever. Little Havana is more than a physical place it represents a dream, a substitute of Havana and an identity reference for all the Cuban people living in the United States.
Keywords: Cuban people, Miami, exile, 1960/2012, original country, exile place, integration, identity.

Resumen: A través del ejemplo de la Pequeña Habana en Miami, Florida, este artículo se interesa por la reproducción del lugar de origen por las comunidades inmigradas en tierra de acogida. El exilio de los cubanos se extiende por unos treinta años y a pesar de las numerosas disparidades entre los cubanos de los 60 y los de los 80, la comunidad se arraiga en el mismo barrio «étnico» que refleja la nostalgia de una isla pre-castrista irremediablemente desaparecida. La Pequeña Habana es más que un espacio físico, representa un sueño, un substituto de la Habana y un referente identitario para todo cubano que vive en Estados Unidos.
Palabras clave : Cubanos, Miami, exilio, 1960/2012, origen, exilio, nostalgia, urbanismo, referente identitario.

Pour citer cet article : Rouhaud, Aline, 2015, « La reconstruction du lieu d’origine. L’exemple de la Pequeña Habana à Miami, Floride », Cahiers d’études des cultures ibériques et latino-américaines – CECIL, no 1, <http://cecil-univ.eu/c1_v2/>, mis en ligne le 27/03/2015, consulté le jj/mm/aaaa.

Introduction

Que Miami soit le lieu préféré des Cubains après leur île n’a rien de surprenant. Il existe une longue histoire de relations entre Cuba et la Floride, une tradition d’exil politique, une similitude de climat et de végétation, une proximité (145 km, 90 milles marins) qui peut être vue, selon les époques et les opinions, comme propice ou nocive. Avant 1959 il y avait déjà des Cubains à Miami. Les Cubains, comme les Mexicains pour la Californie, aiment rappeler que les Espagnols sont arrivés avant les Anglais. L’idée de la Reconquista de territoires qui furent jadis espagnols leur est chère.

Pour tout groupe en exil le lieu où il tente de s’enraciner est un marqueur identitaire fort, comme la langue, la race et l’histoire. L’exil cubain s’est concentré dans la ville de Miami. Le cœur de ce lieu est un quartier baptisé la Pequeña Habana né au début des années soixante. Ce quartier dit « ethnique », phénomène fréquent aux États-Unis, ne s’est pas créé sous la contrainte et ne fut jamais un ghetto synonyme de misère, bien au contraire. L’unité et la cohérence de ce lieu sont dues à l’adhésion de toute une communauté à un rêve, celui du paradis perdu, la Cuba de ayer, l’île de Cuba pré-castriste. « Le pays d’origine était peut-être un paradis, mais un paradis déchu, atteint d’un mal incurable : la misère, l’oppression, ou simplement la sclérose. C’est ici, sur cette terre nouvelle, qu’on peut le restituer dans sa pureté originelle[2] ».

Nous nous proposons d’analyser ce phénomène classique de toute émigration ou exil, à savoir la reconstruction du lieu d’origine dans le pays d’accueil. Tout d’abord en rappelant les liens historiques entre l’île et la Floride ; puis en expliquant la complexité de cet exil qui s’étale sur plus de trente ans et n’est toujours pas terminé ; enfin en démontrant que cette petite ville, Miami, s’est transformée en métropole sous l’action des exilés et qu’elle recèle en son sein une copie non conforme à la réalité cubaine, la Pequeña Habana.

Les liens historiques

Les liens historiques sont nombreux : La Floride, « découverte » en 1513 par Ponce de León, précisément le jour de Pâques, Pascuas Floridas en espagnol, fut d’abord espagnole puis vendue aux Anglais en 1763, reprise par l’Espagne vingt ans après, vendue de nouveau aux États-Unis en 1819. Durant la plus grande partie de l’Empire colonial espagnol, la Floride fut gouvernée de La Havane : de 1571 à 1763, elle eut trente-cinq gouverneurs espagnols dont trois étaient nés à Cuba. L’occupation de La Havane en 1762 par les Anglais eut de nombreuses conséquences pour Cuba (activité économique en hausse, relâchement des liens avec l’Espagne, prise de conscience du carcan du monopole) et on vit arriver en Floride les premiers exilés, l’évêque de La Havane, arrêté puis expulsé par les Anglais, Pedro Morell de Santa Cruz qui s’établit à Saint-Augustine en décembre 1762. C’est aussi à Saint-Augustine qu’est enterré le père Félix Varela, figure emblématique de l’histoire des exilés, un libéral interdit de séjour à La Havane en 1823. Après de violents combats entre Indiens Séminoles et colons, la Floride devint le 27ème état de l’Union en 1847, elle entre dans la Confédération sudiste en 1861. La Floride fut donc très tôt le berceau des exilés cubains.

Le commerce et les offres d’emploi avaient aussi rapproché Cuba de la Floride. Dès 1870 il y avait à Tampa, Key West, New York, de nombreux Cubains dont le sentiment nationaliste était fort. Pendant la guerre des Dix ans, la première Guerre d’Indépendance contre l’Espagne, (1868-1878) on enregistra une forte migration cubaine[3]. Un entrepreneur espagnol, Vicente Ybor, fonda une industrie du cigare à Key West (cinq mille Cubains y résidaient) qui devint prospère et ensuite une autre à Tampa. En 1900 Tampa supplanta Key West et abritait une importante communauté cubaine, l’ensemble portait le nom de Ybor City et ressemblait à une partie de La Havane transplantée à Tampa. Bien que la cause principale de l’émigration fût économique, il régnait une forte ambiance nationaliste et la presse de l’exil jouait un grand rôle. Par exemple : La Voz de la Patria (1870), El Yara (1880-1890), Cuba (1890), Patria (1890). Un exilé qui deviendra célèbre, le poète, essayiste, écrivain et patriote José Martí, héros de la seconde Guerre d’Indépendance de Cuba (1895-1898) fréquentait Tampa, Ybor City, où il prononça de nombreux discours, soutint des grèves, créa des clubs révolutionnaires et c’est à Key West qu’est né le PRC, Partido revolucionario Cubano[4]. José Marti fut tué au début de la guerre mais il est toujours vénéré de part et d’autre du détroit de la Floride. Enfin rappelons que Miami, dans les années 1945-1950, était aussi un lieu de villégiature pour Cubains aisés qui empruntaient le ferry qui reliait La Havane à Key West en six heures. C’était à l’époque une petite ville balnéaire tranquille.

Il existait donc une tradition d’émigration, un va-et-vient constant qui reliait ces deux lieux entre eux mais cependant, ce qui se passa à partir de 1959 fut un phénomène différent par son ampleur, sa rapidité et sa continuité.

Formation de la communauté et de l’enclave cubaine de Miami

La communauté cubaine s’est construite par vagues successives qui s’étalent sur une trentaine d’années et correspondent à différentes modalités de sortie de l’île :

– la fuite provoquée par l’adoption de mesures révolutionnaires ;

– la fuite permise voire encouragée par le régime (elle offre de multiples avantages : un moyen de se débarrasser des indésirables, de donner une image plus démocratique ou de soulager l’île d’un certain nombre de personnes sans activité, parfois elle est le fruit de négociations avec l’ennemi) ;

– la fuite clandestine, souvent en radeau ou balsa, c’est un acte individuel en dehors des périodes permises (excepté durant l’été 1994).

Notons que l’exil qui se dit histórico correspond à la période du 1er janvier 1959 au 22 octobre 1962 (date de la crise des fusées). Ce fut une fuite directement provoquée par la peur et le rejet des mesures révolutionnaires prises par Fidel Castro dès son arrivée au pouvoir, c’est-à-dire la nationalisation des entreprises et des banques en août et en septembre 1960, la saisie des commerces, des terres, des maisons, l’abolition de la propriété privée. La bourgeoisie, les commerçants, les professions libérales, les religieux partirent en premier. Deux cent quarante-huit mille Cubains arrivèrent aux États-Unis entre ces deux dates[5]. Mais ils pensaient qu’il s’agissait d’un exil temporaire. Sortir de Cuba était relativement facile cependant la somme d’argent et le nombre de valises permis allait baisser après 1961 (cinq dollars et 13,50 kg de bagages[6]). Ils allaient s’établir à Miami surtout dans la Pequeña Habana. Les souvenirs et témoignages de Gustavo Pérez-Firmat, né à La Havane, arrivé à Miami à onze ans en 1960 sont des sources d’information précieuses sur cette période. Il est devenu professeur à la Columbia University.

La deuxième vague de 1965 à 1973 fut un exil permis et encadré par le régime castriste. Il suivit des négociations avec le président des États-Unis de l’époque, le démocrate Lyndon Johnson. Il s’effectua en bateau du port de Camarioca ou en avion par des vols spéciaux dits de la Libertad. Les Cubains pouvaient partir s’ils avaient une famille à Miami ou aux États-Unis. On remarquait plus de commerçants, de femmes, de personnes âgées, de Juifs et de Chinois, toujours très peu de Noirs. Numériquement cette deuxième vague fut supérieure à la première mais mieux maîtrisée[7]. Les Cubains ne s’établirent pas tous à Miami, environ la moitié accepta d’aller à New York, dans le New Jersey et même en Californie, pour éviter le rejet des populations locales face à cette nouvelle invasion.

Ces deux premières vagues d’exilés furent homogènes idéologiquement et socialement. Les Cubains furent reçus en héros anticommunistes par le gouvernement, leur intégration fut facilitée par des aides, ce qui souleva un ressentiment assez fort de la part des autres groupes ethniques de Floride. En novembre 1960, le président Eisenhower débloqua un million de dollars des fonds du Mutual Security Act. Il reconnaissait ainsi officiellement Cuba comme un pays communiste et les Cubains comme des réfugiés politiques. En décembre 1960 fut créé le Cuban Refugee Center rebaptisé Freedom Tower qui fournissait des soins médicaux, des aides sociales, distribuait de la nourriture, avançait de l’argent liquide. Ils reçurent aussi des aides de l’Eglise catholique. De plus, les Cubains n’étaient pas soumis à la loi des quotas nationaux de 1924. En effet, en 1952 avait été rajoutée une clause anticommuniste qui les favorisait comme elle avait favorisé en 1956 les Hongrois qui voulaient s’installer aux États-Unis[8]. Malgré la colère des habitants de Floride, surtout les Noirs-Américains, les Cubains continuaient à recevoir plus d’aides du gouvernement que les populations locales. Une loi, la Cuban adjustment Act de 1966 leur permettait d’avoir le statut de résidents permanents après une année passée sur le sol américain.

Très différent fut, vingt ans plus tard, d’avril à septembre 1980, l’exil dit du Mariel (nom du port cubain à l’ouest de La Havane), exil permis lui aussi et même encouragé par le régime. Ce mouvement est né d’une conjoncture particulière. Le président du parti démocrate, Jimmy Carter, engagea à partir de 1977 une politique de rapprochement appelée el Diálogo avec Fidel Castro. Celui-ci libéra des prisonniers politiques. Le Cubain de Miami fut même « invité » à revenir dans sa patrie et c’est ce qu’il fit, revenant chargé de nombreux présents. L’image très négative qu’on donnait de lui à Cuba changea vingt ans après. Il n’était plus un gusano (vers de terre) ni un vendepatrias (traître) mais un Santa Claus (Père Noël). Ce dialogue et ces voyages de Cubains-Américains provoquèrent aussi un grand espoir chez les Cubains de l’île et déclenchèrent l’évènement de l’ambassade du Pérou dont le dénouement frôla la tragédie. Un grand nombre de Cubains réclamèrent l’asile politique et se retrouvèrent enfermés dans l’ambassade. Un garde cubain fut tué. Alors Fidel Castro ouvrit le port de Mariel à ceux qui voulaient et pouvaient partir. Les Cubains de Miami vinrent chercher en bateaux leurs frères, amis et parents qui les attendaient. Mais dans la confusion ils furent obligés d’embarquer plus de personnes que prévu[9]. En effet, ce fut un exil « permis » mais orchestré par Fidel Castro : il ouvrit les prisons et en profita pour se débarrasser d’hôtes indésirables. Certains bateaux surchargés firent naufrage.

A l’arrivée, le « marielito » comme on l’appela, fut mal accepté à Miami, car il était très différent de ceux qui émigrèrent vingt ans plus tôt et la situation économique de la Floride avait changé. Parmi eux, il y avait plus de marginaux, de Noirs, d’homosexuels, parfois des délinquants, des prostituées. Marielito était une insulte à cette époque. L’intégration fut difficile et longue et contribua à changer l’image jusque là positive du Cubain de Miami[10]. La Floride ressentit cet exode de cent vingt-cinq mille personnes en un mois comme une invasion et mit en doute le statut de réfugié politique du marielito. Il apparaissait comme un vulgaire émigré de la misère et non plus comme un héros anticommuniste. Entre les Cubains de Miami et les marielitos, on peut parler d’un choc culturel, car vingt ans les séparaient et les marielitos n’avaient connu que le socialisme[11].

Le dernier grand mouvement fut celui des « balseros » en 1994. Ils utilisaient des radeaux de fortune, les balsas, et tentaient régulièrement de franchir le détroit de Floride pour être recueillis par les garde-côtes étasuniens. Le balsero est généralement un clandestin et il doit préparer sa fuite dans le plus grand secret et attendre le moment propice, les bonnes conditions maritimes. Mais durant l’été 1994, le phénomène s’amplifia, la même situation qu’en 1980 se répétait. Certains Cubains, au lieu de se sauver en balsas, volèrent des bateaux, le mécontentement gronda. Fidel Castro demanda la fin de l’embargo, un changement radical de la politique des États-Unis sinon, il brandirait l’arme d’un nouvel exode impossible à éviter. Ce mouvement d’une grande ampleur fut de nouveau « permis » : encore une fois, Fidel Castro ouvrit les vannes de l’émigration. Le bloc soviétique s’étant effondré depuis quatre ans, Cuba vivait el período especial, les difficultés économiques augmentaient. Mais, en face, le président Bill Clinton, craignant un nouveau Mariel, changea sa politique d’accueil en plein milieu de l’exode et de nombreux balseros furent interceptés et ramenés à Cuba, ou trouvèrent refuge dans la base militaire étasunienne de Guantánamo, ou bien dans des pays comme le Panamá ou l’Espagne qui en accepta un certain nombre[12].

On voit bien qu’entre les exilés des années soixante et les émigrés des années 1980-1990 les différences sont très importantes. La communauté cubaine de Miami est donc composée de différentes strates de Cubains qui sont venus rejoindre l’enclave familiale et ethnique au cours d’une longue période. Précisément, la solidarité a joué un grand rôle et la majorité d’entre eux s’installèrent à Miami.

Miami va donc se transformer sous l’action des deux premières vagues d’exilés. C’est une transformation sociale, ethnique et économique. Le taux de croissance a connu un coup de fouet et s’est maintenu, même en période de récession générale comme en 1974 et 1975. L’hispanisation de Miami va de pair avec son expansion économique. C’est la Success Story dont les Cubains sont fiers. Le niveau d’éducation, le capital de départ, les aides gouvernementales, l’âge et la structure familiale sont autant de facteurs qui expliquent cette réussite. Dans l’enclave économique, c’est l’auto-emploi et l’auto-suffisance qui dominent. L’émigré cubain peut emprunter de l’argent à des banques cubaines, créer son entreprise, souvent familiale, mais aussi employer des Cubains par solidarité et vendre ses produits à des consommateurs cubains, un marché en constante augmentation et toujours concentré.La densité de l’enclave permet le maintien de la langue espagnole et de la culture, ce qui attire les investisseurs latino-américains qui préfèrent traiter avec des compatriotes[13]. Dans cette réussite, il faut souligner le rôle des femmes cubaines qui participèrent au travail salarié même si elles étaient femmes au foyer à Cuba. Pendant que les grands-parents gardaient les enfants (modèle du ménage multigénération), elles travaillaient dans des blanchisseries, ateliers de couture, cantinas pour servir à domicile des repas cubains. Pourtant cette contribution n’a pas été suffisamment mise en valeur[14].

La Pequeña Habana

Dans les années soixante, cette communauté va s’établir dans un quartier baptisé la Pequeña Habana, sur le modèle de Little Italy ou Little China, un quartier lié aux identités à traits d’union (les Cubains-Américains) si fréquentes aux États-Unis. Géographiquement, c’est un quartier du sud-est de la ville autour de la huitième rue rebaptisée calle Ocho. Avant d’être envahi par les exilés, ce quartier tranquille était peuplé par des Anglos de la classe ouvrière[15]. Pour de nombreux exilés de la première vague, vivre dans ce quartier représentait une baisse de leur statut social par rapport à leur niveau de vie à Cuba[16]. Les raisons de leur installation furent l’existence d’un noyau cubain, les loyers qui étaient bas et la facilité des transports pour se rendre au Cuban Refugee center ou Centro Hispano católico. Deux longues rues parallèles, Flagler street et calle Ocho traversent la Pequeña Habana, elles vont du port Brickwell Key à l’est jusqu’à Tamiami à l’ouest. Ce quartier n’avait rien d’un ghetto, les cafés, les commerces et les vendeurs de rue y fourmillaient. Les Cubains vont reproduire à Miami l’ancien découpage territorial de l’île et créer les premières « municipalités en exil » dès 1962. Ils vont construire en essayant de reproduire l’original. Surtout, comme jadis les conquistadores, ils vont s’approprier l’espace en le nommant :

-soit par des noms directement importés de Cuba comme la Pastorita (ensemble d’immeubles) ou el Parque del Dominó (jeu favori des Cubains)

-soit par des noms anglais cubanisés : La Sagüesera (Southwest)

Il faut noter que de nombreuses rues portaient déjà des noms espagnols dans le quartier de Coral Gables, proche de La Pequeña Habana, ce qui fut perçu comme un signe du destin. Des lieux emblématiques comme de célèbres restaurants, le fameux Versailles tout en miroirs, La Habana Vieja, El Centro Vasco, furent reconstruits dans ce quartier. Les meilleures écoles privées de La Havane, dont le fameux collège jésuite Belén où avait étudié Fidel Castro, rouvrirent leurs portes de l’autre côté du détroit. La carte de l’île accrochée aux murs des salles de classes ignorait les changements révolutionnaires. Dans les places et les jardins publics on jouait au domino, on y vendait des boissons et plats traditionnels comme le guarapo, le plátano frito, le granizado[17]. On écoutait de la musique cubaine, on dansait la salsa. Dans le cimetière de Woodland Park étaient enterrés deux présidents cubains, Machado et Prío Socarrás.

Cependant le monument construit à la mémoire des soldats anticastristes tombés à la Baie des Cochons indiquait clairement au voyageur qu’il n’était pas à La Havane, Cuba. De même, parmi les premiers exilés la ferveur religieuse était grande et il y avait un pourcentage élevé de catholiques pratiquants. Les Cubains de Miami firent venir en septembre 1961 la patronne de Cuba, la Virgen de la Caridad del Cobre.Cette Vierge « découverte » en 1612 fut déclarée par le pape en mai 1916 patronne de Cuba[18]. Les Cubains apportèrent une image de la Vierge et financèrent pendant sept ans une chapelle qu’ils construisirent face à la mer, à Biscayne Bay, la Ermita de la Caridad. La chapelle est un lieu de pélerinage et de messes surtout d’une procession de voiliers et de bateaux le 8 septembre, jour de sa fête. A l’intérieur de la chapelle, une peinture murale représente l’histoire de Cuba, de la période précolombienne jusqu’à la Révolution et le toit, en forme de cône, est divisé en six parties qui correspondent aux six provinces antérieures à la Cuba castriste. De nombreux symboles de la patrie et des bustes de héros et patriotes s’y trouvent ainsi que du sable et de la terre ramenés de Cuba.

Cet édifice religieux a une signification identitaire et politique claire. C’est une des multiples formes de résistance des exilés aux changements révolutionnaires qui ont eu lieu dans leur île. Comme tout immigrant ou exilé, les Cubains ont transporté leur passé et l’ont inscrit et figé géographiquement dans un quartier.

Il est sans doute paradoxal de laisser entendre que le mythe du paradis perdu exerce sur les immigrants une fonction intégratrice. Reproduire, dans le nouveau monde, le monde ancien désormais transfiguré par l’opération sélective du souvenir, c’est apparemment s’enfermer dans un ghetto et rejeter la société réceptrice, c’est se réfugier dans la mémoire et renoncer au projet. En réalité il n’en est rien. Lorsque les premiers pionniers de la Conquête donnaient aux localités qu’ils fondaient des noms tels que New England, New York, New Jersey, Nouvelle Calédonie, Nueva Hambourgo, New Orléans, Nova Scotia, etc.. ils exprimaient leur intention de recréer sur place une patrie régénérée, débarrassée des tares dont leur patrie d’origine était affectée[19].

Contrairement au Mexicain qui arrive, malgré les pièges de la frontière, à aller et venir entre sa patrie et son pays d’accueil, le Cubain est lié par l’embargo et la guerre froide. Cette coupure favorise encore plus la nostalgie et le désir de reproduction de l’ancien monde dans le nouveau. Le Cubain de Miami se réfugie dans le passé, dans le rêve d’une Havane bien entretenue, bien achalandée, plutôt blanche, américanisée, alors qu’au fil des années, en face, sa patrie va dépérir et tomber en ruines.

Mais tous les exilés n’ont pas apprécié La Pequeña Habana. Certains l’ont même rejetée. Ce fut le cas des marielitos dont nous avons déjà souligné la singularité. Pour eux, ce quartier, cette communauté en exil, furent vécus comme un nouvel enfermement. Tout leur paraissait faux et artificiel, ce n’était qu’une copie lamentable. Ils la rejetaient autant que Cuba comme par exemple l’écrivain Reinaldo Arenas qui s’enfuit de Miami à New York.

Cuando llegué a Miami en 1980 luego de constatar que allí había más de tres mil personas que se autotitulaban poetisas, abandoné aterrorizado la ciudad.. ..Digo ciudad, pero tampoco es una ciudad sino una serie de caseríos chatos y dispersos, pueblo de vaqueros donde el automóvil sustituyó al caballo …  Nunca he sentido una soledad tan cósmica, deshumanizada, inminente e implacable como la que siento en estas playas miamenses[20].

Mais c’est surtout la jeunesse née en Floride qui va contribuer à la mise à mort symbolique du lieu d’exil. Son attitude est faite de rébellion à l’égard des adultes ce qui implique un rejet du passé. Elle se manifeste par la seule utilisation de l’anglais, l’oubli de Cuba et de son histoire, au point de ne plus savoir qui est José Martí à part le nom d’un boulevard ! Un écrivain Cubain-Américain, Roberto Fernández, a souvent parodié cette attitude dans différents romans. Mirta, un de ses personnages, paie les services de son jeune voisin qui n’a pas connu Cuba en lui faisant le récit de souvenirs délirants de la célèbre plage de Varadero : « I pay him with memories. It’s the best way to fight forgetting. The day we forget, we are all dead. Even the living because then we are going to be nameless[21] ».

C’est la « troisième mort » dont parle le philosophe et anthropologue Sélim Abou[22] : la première mort c’est quand l’exilé ou l’émigré quitte son pays et qu’il connaît de nombreuses difficultés pour s’intégrer, c’est la première déception. La deuxième, c’est quand il prend conscience du fait qu’il ne sera jamais tout à fait accepté ni reconnu dans la société d’accueil même s’il a réussi. Il cherche alors à compenser en se faisant reconnaître par ses parents, amis ou compatriotes restés au pays au moyen de dons. Et la troisième mort, c’est d’assister à la destruction de l’ancien monde par ses enfants, moment difficile mais nécessaire pour que les jeunes puissent reconstruire et s’intégrer. Cette reproduction du passé, de l’ancien monde, qu’il a eu tant de peine à maintenir, ses enfants n’en veulent plus.

Cependant il faut nuancer : souvent cette rupture est momentanée et intervient à l’adolescence. Avec le temps, en arrivant à l’âge adulte et en construisant à son tour une famille, l’émigré ou exilé peut ressentir un besoin de retour aux origines, c’est un mouvement de contre-acculturation qui peut modérer la destruction du passé. Il peut raconter l’histoire de ses parents et s’en sentir fier[23]. L’héritage du passé peut aussi se métamorphoser et être conservé sous d’autres formes. Même si le Cubain-Américain ne parle plus l’espagnol, son identité cubaine peut perdurer à travers la culture, les valeurs, la structure familiale et l’enracinement dans un lieu, même d’exil comme la Pequeña Habana.

La Pequeña Habana aujourd’hui

Miami est une ville où il y a beaucoup d’eau (des canaux et des baies) qui reflètent des édifices, des ponts et des maisons. La journaliste et romancière Joan Didion, qui écrivit sur Miami dans les années quatre-vingts, note l’aspect un peu irréel de cette ville : « De este modo, Miami no parecía una ciudad, sino un cuento, una novela en los trópicos, una especie de soñar despierto[24] ». De même, Gustavo Pérez-Firmat écrit : « Exile is a hall of mirrors, a house of spirits ». En effet, le célèbre restaurant Versailles de la Pequeña Habana est rempli de fumée de cigares et de miroirs[25]. La Pequeña Habana apparaît comme un fantasme purement cubain. L’adjectif « petite » évoque une réduction du lieu d’origine, un double en miniature. Pourtant elle n’est pas si petite que cela : en 1970, 14 % des Cubains résidant aux États-Unis vivaient dans la Pequeña Habana[26]. Leur nombre augmentant, ils vont délaisser ce quartier et s’éloigner vers Coral Gables pour les plus riches, West Miami, et surtout Hialeah Gardens, quartier situé près de l’aéroport international qui offre de nombreux emplois ou encore plus éloignés comme Kendall. Aujourd’hui la Pequeña Habana n’est qu’à moitié cubaine, elle abrite quatre-vingt-dix mille habitants sur un total de quatre cent mille environ. C’est un quartier que les agences de tourisme recommandent de visiter mais elles conseillent aux touristes d’aller se loger ailleurs et de n’y consacrer qu’une après-midi. C’est en mars, au moment du carnaval qu’elle reçoit le plus de visiteurs, environ un million. Certains lieux sont restés vivants et toujours fréquentés : le cine Teatro Tower, le Teatro Manuel Artime, la librería Universal, située dans la Calle Ocho, tenue depuis 1965 par Juan et Marta Salvat qui ont tant contribué à diffuser les œuvres écrites en espagnol par les exilés et immigrés. La Calle Ocho a aussi son son Paseo de la Fama, comme à Hollywood, mais avec des noms d’artistes latins parmi lesquels on retrouve de nombreux Cubains Célia Cruz, Willy Chirino, Gloria Estefan… Un buste de José Martí, le patriote de la seconde guerre d’Indépendance contre les Espagnols, vénéré des deux côtés du détroit de la Floride complète bien entendu la symbolique identitaire de la communauté. Un vendredi par mois les rues s’animent, ce sont les viernes culturales qui proposent musique, danse, foire aux livres.

D’autres lieux rappellent la situation politique de l’île : el Presidio histórico político cubano en el exilio qui milite pour les droits des prisonniers politiques est situé à Miami. Il a son double à Cuba : en 2009 a été créée la Casa del Preso, dans la municipalité de Boyeros à vingt minutes du centre-ville, grâce à la détermination d’une vingtaine d’opposants et les deux lieux ont pu communiquer par voie téléphonique, une grande première qui représente un espoir de voir ces deux moitiés se réunir un jour[27]. Malheureusement, la Pequeña Habana souffre de l’usure du temps : les maisons s’effondrent comme à Cuba et divers acteurs culturels et touristiques de la ville (comme Pati Vargas directrice des Viernes culturales ou Fuller, grand promoteur d’art et de tourisme) restaurent les édifices pour combattre l’image d’un quartier vieilli, enlaidi et corrompu car c’est ainsi que de nombreux Cubains voient la Pequeña Habana aujourd’hui[28]. La célèbre pharmacie Navarro après avoir souffert d’un incendie a réouvert ses portes en grande pompe. Située au n° 1243 de la Calle Ocho à quelques pas du monument élevé en l’honneur des combattants de la Baie des Cochons, cette entreprise fondée en 1940 à Cuba avait réouvert ses portes en 1963 quand Fidel Castro avait confisqué les pharmacies Navarro à La Havane, provoquant l’exil du propriétaire. Aujourd’hui la firme Navarro Discount Pharmacy est la chaîne de pharmacies hispaniques la plus importante des États-Unis[29]. Même si les Cubains sont partis peupler d’autres quartiers, Miami est restée latine grâce aux immigrés et exilés latino-américains comme les Salvadoriens ou Nicaraguayens. La Pequeña Habana continue à jouer le rôle d’un lieu identitaire, c’est une référence, un repère pour les adultes. Certes, le désir du retour dans la patrie symbolisé par le titre d’un ouvrage de Gustavo Pérez-Firmat, Next year in Cuba, (L’année prochaine à Cuba) s’est émoussé avec le temps. La conséquence est que Miami s’est substituée à La Havane, mais à une ville qui n’existe plus. La Pequeña Habana reste à jamais figée dans le passé.

Little Havana was much more than a substitute city… things that Havana lacked -food and freedom- Miami had in abundance… We console ourselves with the thought that, while we have remained the same, it’s our homeland that have changed[30].

Pour les jeunes qui n’ont pas connu La Havane et pour tous ceux qui sont partis s’installer dans d’autres états et sont devenus des Américains sans particule, c’est une patrie de remplacement. Tout Cubain peut y retrouver des odeurs, un climat, une ambiance, une musique, une langue qui lui rappellent son origine. Un déplacement géographique s’est opéré entre la nostalgie de La Havane et la nostalgie de Miami. Quitter Miami c’est aussi perdre une partie de ses racines cubaines : « I began to long for Miami much as my father, living in Miami, had always longed for Cuba[31] ».

La Havane et son double Miami apparaissent comme deux extrêmes d’une même réalité qui se sont figés dans le même refus du temps qui passe , dans le même enfermement, celui d’une île et celui d’un quartier. Les deux villes se regardent, se reflètent et se répondent de part et d’autre du détroit de Floride. Ce qui frappe c’est que les horloges semblent s’être arrêtées, le temps s’est immobilisé : l’île vit encore à l’heure castriste et, en face, la Petite Havane est toujours à l’heure de la contre-révolution.

Références bibliographiques

Abou, Sélim, 2002, L’identité culturelle suivi de Cultures et Droits de l’Homme, Paris, Perrin/ Beyrouth, Presses de l’Université Saint-Joseph.

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Notes

[1] Maître de Conférences, enseignante de civilisation de l’Amérique latine contemporaine et actuelle. Domaine de recherches : Cubains de Floride, Hispaniques aux États-Unis, exil et émigration, cultures en migration, identités nationales, populations indigènes et développement.

[2] Abou 2002, p. 247.

[3] Poyo 1991, pp. 19-34.

[4] Cantera et Hospital 1996, pp. 1-26.

[5] García 1996, p. 13.

[6] Pérez-Firmat 1995, pp. 18-20.

[7] García 1996, pp. 38-43. De septembre à novembre 1965, 150 bateaux transportèrent 2866 personnes et 3048 vols transportèrent 297 318 personnes.

[8] Florida’s Refugee Fact Book 1994, pp. 2-6.

[9] García 1996, pp. 61-62.

[10] Le film Scarface de Brian de Palma en 1983 reflètait ce changement d’image et provoqua le rejet de la communauté cubaine. L’acteur Al Pacino jouait le rôle du marielito Tony Montana qui devenait riche et puissant grâce au trafic de cocaïne.

[11] Cros Sandoval 1986, pp. 19-24.

[12] Caño, El País, Madrid, 24/10/1994.

[13] Moncada 1988, p. 91.

[14] Pérez 1988, n°18.

[15] Pérez Firmat 1995, p. 49.

[16] Ibid., pp. 63-64.

[17] Jus de canne fermenté, banane frite, jus de fruit avec de la glace pilée.

[18] Chávez, Nuevo Herald, Miami, 31/08/2012.

[19] Abou 2002, p. 247.

[20] Arenas 1991, pp. 247-288.

[21] Fernández, 1988, p. 37. « Je le paie avec des souvenirs. C’est la meilleure façon de combattre l’oubli. Le jour où on oublie, on est tous morts. Même si on reste vivant, parce qu’alors on sera sans nom ». Traduction personnelle . Roberto Fernández né à Cuba en 1951 vit en Floride depuis 1961, il a grandi à Miami mais il enseigne la littérature et la linguistique à la Florida State University à Tallahassee.

[22] Abou 2002, pp. 246-250.

[23] C’est le cas des enfants de marielitos qui cherchent à connaître l’histoire de leurs parents. Les principaux journaux de Miami, Miami Herald Nuevo Herald, publient toujours des reportages, des témoignages en avril pour conmémorer cet exode et une base de données pour permettre de retrouver un proche.

[24] Didion 1989, p. 31.

[25] Pérez Firmat 1995, p. 82 « l’exil est une salle de miroirs, une maison de fantômes » : traduction personnelle.

[26] García 1996, p. 86.

[27] Serpa Maceira 2009, Cuba.

[28] Sánchez, El Nuevo Herald, Miami, 30/7/2012.

[29] Chardy, El Nuevo Herald, Miami, 12/09/2012.

[30] Pérez-Firmat 1995, p. 84 : « La Petite Havane était beaucoup plus qu’une ville de substitution… Des choses qui manquaient à la Havane – de la nourriture et de la liberté – Miami les avait en abondance… Nous nous consolons en pensant que, tandis que nous sommes restés les mêmes, c’est notre patrie qui a changé ». Traduction personnelle.

[31] Ibid., p. 191 : « J’ai commencé à avoir la nostalgie de Miami, autant que mon père, vivant à Miami, avait toujours eu celle de Cuba » : traduction personnelle.