By | 2 février 2016

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Résumé de la thèse de doctorat

S’inscrivant dans la perspective des études de genre, ce travail se propose d’appréhender le positionnement de l’écrivaine contemporaine Luisa Valenzuela (1938) dans le champ littéraire argentin au regard de la problématique des rapports sociaux de sexe en littérature. Avec une production romanesque qui s’étend des années soixante-dix à nos jours, la trajectoire de Luisa Valenzuela, qui a traversé l’ensemble des étapes de l’avènement à la consolidation du positionnement féministe dans le champ littéraire argentin et les a thématisées dans son œuvre, apparaît en effet emblématique de la réaction des écrivaines de sa génération à ce que nous nommons « l’ordre sexué du discours littéraire ».

Afin d’envisager les stratégies de positionnement de l’autrice en contexte, nous proposons une réhistoricisation des rapports de genre en matière de légitimité littéraire dans le champ argentin. Nous analysons les enjeux des discours qui soutiennent tant la structuration masculiniste du champ autour de l’exclusion des femmes que les stratégies subversives d’inclusion féministes qui ont permis aux écrivaines des années quatre-vingt de négocier une position d’énonciation légitime. Quelle politique d’exclusion/intégration mène l’institution littéraire vis-à-vis des femmes ? Quel rôle jouent les discours fictionnels et les métatextes critiques qui convoquent la « différence des sexes » dans la construction de l’autorité énonciative ? Comment les discours féministes se sont-ils emparés des rapports entre création et identités sexuées ? Quelles variations originales vis-à-vis de ces scénarios énonciatifs féministes propose Luisa Valenzuela dans son œuvre ? Autant de questions que la présente étude aborde à travers une analyse de la construction des positionnements masculinistes et féministes qui s’attache à identifier les acteurs, les enjeux et les stratégies qui caractérisent cette lutte au sein de laquelle la trajectoire de Valenzuela prend son sens.

S’inscrivant dans la filiation des théoriciennes féministes de l’art, ce travail se propose d’appréhender le champ littéraire depuis la perspective des rapports de genre en postulant que « la différence des sexes » joue un rôle central tant au niveau de la structuration de l’espace littéraire que dans le processus de construction des discours fictionnels. En recourant à la grille de lecture de l’Analyse du Discours Littéraire dans la filiation des travaux de Dominique Maingueneau, nous analysons les discours littéraires et les métatextes critiques qui gèrent les processus d’institutionnalisation afin d’envisager les différents niveaux où se jouent les rapports sociaux de sexe dans le champ littéraire.

Notre travail porte en premier lieu sur la manifestation des rapports de genre dans le fonctionnement de l’institution littéraire argentine au niveau de la manière dont la marginalisation des femmes du champ et la constitution du féminin en valeur repoussoir informent historiquement l’ensemble des réseaux métatextuels et hypertextuels canoniques, qui prennent soin d’effacer cette exclusion fondatrice en la naturalisant.

Étant donné la centralité de « la différence des sexes » dans le processus de hiérarchisation du champ et de construction de l’autorité énonciative masculiniste, nous considérons également que cette dernière constitue une donnée du jeu littéraire incontournable, avec laquelle les écrivaines argentines, en tant que classe sexuelle marginalisée du champ et occupant une position d’énonciation seconde doivent également composer.

Au-delà de la mise en évidence de la fonction centrale du masculinisme dans le processus d’autorisation à l’œuvre dans la littérature canonique argentine, notre recherche nous conduit ainsi à envisager la manière dont l’investissement des rapports entre identités sexuées et création informent largement les stratégies de positionnement féministes qui traversent les contre-réseaux métatextuels et hypertextuels que construisent les autrices et critiques contemporaines dans le champ argentin et, plus largement, dans le sous-champ de la littérature féministe latino-américaine. Il s’agit ainsi d’analyser non seulement les enjeux positionnels historiques de la convocation de la « différence des sexes » chez les critiques et auteurs du canon argentin, mais également ceux de son réinvestissement chez les critiques et autrices qui travaillent, depuis les années quatre-vingt, à l’institutionnalisation du positionnement féministe en littérature. Nous évaluons pour ce faire la façon dont les discours critiques et littéraires masculinistes et féministes investissent de manière différenciée, pour se légitimer, les configurations symboliques du masculin et du féminin en littérature.

La relecture, au prisme de la problématique des rapports de genre, des enjeux de la convocation du masculin et du féminin dans les discours critiques et littéraires canoniques et féministes qui structure cette thèse s’assigne un double objectif : démythifier, d’un côté, la singularité du « Génie créateur » en formulant l’hypothèse selon laquelle un principe commun –le masculinisme– traverserait l’ensemble des textes canoniques dont la singularité transcendante est présumée irréductible ; désessentialiser, de l’autre, la spécificité de la littérature des femmes, en postulant que les traits distinctifs de leur production ne ressortissent pas à leur sexe mais à leur position de genre et se situent au niveau du nécessaire devoir de réponse à un sous-texte masculiniste, relativement homogène, qui construit une féminité mythique, incompatible avec la création. Il s’agit ainsi pour nous de démontrer que si l’on prend en considération l’exclusion des femmes par l’institution et l’antagonisme entre féminité et littérarité que construisent les réseaux métatextuels et hypertextuels masculinistes, l’invariant ne se situe pas dans l’écriture des femmes –même si leurs stratégies convergent dans un état du champ déterminé– mais plutôt, en amont, au niveau de la construction mythique du féminin dans son rapport à la création qui traverse et soutient la discursivité littéraire masculiniste et par rapport à laquelle les femmes, intervenant en tant qu’énonciatrices secondes, doivent se positionner.

L’histoire invisibilisee du masculinisme dans le champ argentin

Pour comprendre en réaction à quel sous-texte masculiniste se construit la discursivité littéraire féministe dont participe l’œuvre de Luisa Valenzuela, nous revenons, dans le premier volet de l’étude, sur l’élaboration du grand récit de l’histoire littéraire argentine qui pose l’homme comme sujet unique de la création. Il s’agit alors d’exhiber en premier lieu les mécanismes historiques d’exclusion des femmes pour être en mesure d’identifier, par la suite, les ressorts de la résistance féministe qui s’institutionnalise dans le champ des années quatre-vingt auquel s’intègre Luisa Valenzuela.

Pour ce faire nous procédons à une relecture des discours de la critique littéraire contemporaine en portant une attention particulière aux principes de division assumés et occultés qui président à l’écriture de l’histoire du champ. Nous mettons en évidence que, sur la base de la matrice axiologique « autoritarisme vs antiautoritarisme », la critique littéraire contemporaine construit une histoire rassurante de l’évolution du champ faite de polémiques et de réconciliations, de guerres ouvertes et de processus de pacification. Une histoire qui omet cependant, systématiquement et stratégiquement, de préciser que la délimitation de l’espace de ces conflits ainsi que l’accréditation des acteurs légitimes de la lutte se jouent sur la base de l’ostracisme dont sont victimes les femmes, que cherchent à verrouiller par ailleurs la construction et la reconduction d’un imaginaire masculiniste de la création.

Partant de cette version mythique de l’histoire du champ qu’élabore la critique académique, nous procédons à une relecture de la structuration de l’espace littéraire argentin en cherchant à rétablir les enjeux de la « différence des sexes ». Il s’agit alors d’analyser la fonction structurante de l’opposition « masculin vs féminin », qui traverse les réseaux métatextuels et hypertextuels canoniques, dans la clôture définitoire de l’espace de la polémique littéraire. Cette étude nous permet de définir les caractéristiques du positionnement masculiniste dans le champ argentin qui se laissent résumer, au-delà des modalités spécifiques d’actualisation en fonction des périodes envisagées, à deux principes relativement stables : l’exclusion des femmes du champ comme « terrain d’entente » partagé par les polémistes légitimes en amont des luttes entre positionnements concurrents –que l’on retrouve à l’œuvre, de manière plus générale, dans le champ du savoir– ainsi que la primauté, dans la mise en scène fictionnelle de la genèse de l’auteur et de la création, de la représentation de l’incompatibilité ontologique entre féminité et création.

Dépacifier la vision du champ littéraire pour interroger les rapports sociaux de sexe qui s’y jouent nous conduit ainsi, au-delà de la vision d’un champ scindé entre des positionnements idéologico-économiques divergents et des divisions périodiques rupturistes, à porter au jour la transversalité du masculinisme qui traverse l’ensemble de ses sous-champs, y compris celui de la production restreinte dite « subversive » des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. En questionnant les présupposés enchantés qui font du positionnement « contre-hégémonique », qui naît en réaction à la dictature militaire (1976-1983), le lieu du « Grand refus » des dichotomies hiérarchisantes, il s’agit d’introduire une analyse polémologique de cet espace artificiellement homogénéisé afin de problématiser l’avènement du positionnement féministe et le parcours de Luisa Valenzuela en son sein.

La reaction feministe dans le champ littéraire argentin des annees quatre-vingt

L’identification des schèmes d’appréhension sexués de la création qui gouvernent les discours et les pratiques masculinistes dans l’espace littéraire argentin nous permettent, dans le second volet de l’étude, d’évaluer les stratégies de remaniement des rapports entre identités sexuées et création qui soutiennent l’insertion des autrices dans le champ de production restreinte « antiautoritaire », en termes de « réaction » au masculinisme.

L’enjeu est alors de dégager des constantes dans le processus de négociation d’une position d’énonciation autorisée pour les autrices de la génération de Luisa Valenzuela dans le champ argentin à partir des années quatre-vingt. On se propose d’aborder ici les caractéristiques de la réponse au masculinisme dans le champ de cette époque selon trois axes principaux : la tension entre questionnement et reconduction des différenciations sexuées en littérature informée par la confrontation au « dilemme de la différence » ; le croisement de la problématique féministe et de la question de l’ « antiautoritarisme » qui caractérise le double processus de différenciation vis-à-vis des féministes des « centres » et des prises de position masculinistes dans le champ de production restreinte argentin ; enfin, l’importance de la mise en scène autoréflexive des conditions d’accès à la production et de la genèse de l’autrice dans l’élaboration d’une contre-mythologie féministe qui cherche à bousculer la théorisation masculiniste de la création.

Le positionnement de Luisa Valenzuela : variations sur un invariant

La mise en perspective des caractéristiques de la réponse féministe au masculinisme dans le sous-champ de production restreinte « antiautoritaire » nous fournit le cadre pour développer, dans le troisième volet de l’étude, une analyse de la trajectoire de Luisa Valenzuela dans le champ littéraire argentin.

Cherchant tout d’abord à repérer les différents niveaux du parcours de l’autrice où la construction d’un positionnement légitime dans le champ vient croiser la problématique du « dilemme de la différence », nous analysons les tensions à l’œuvre dans la gestion de son « héritage littéraire », dans la manière dont elle et sa critique exploitent l’espace des possibles ouvert par la perspective féministe, et jusque dans la position de « marginale reconnue » qu’occupe aujourd’hui Luisa Valenzuela dans le champ argentin.

Nous envisageons, par la suite, la manière dont la confrontation au « dilemme de la différence » se joue parallèlement au niveau des scènes méta-énonciatives qui sous-tendent la production fictionnelle de Luisa Valenzuela, lesquelles reconduisent et exhibent de façon singulière la tension irrésolue entre la revendication de la différence et le questionnement des différenciations, y adhérant, s’en distanciant, mais refusant toujours la disjonction ou la synthèse.

En appréhendant les mécanismes discursifs de la négociation qui caractérisent la production de l’autrice nous montrons les différentes perspectives depuis lesquelles sont convoqués les topiques différentialistes, liés par exemple à la figure héroïque de l’artiste-femme exclue ou encore à la représentation sexuée de l’écriture dite féminine. Nous mettons parallèlement en évidence que, dans le discours fictionnel, ces variations positionnelles vis-à-vis des schèmes de la mythologie féministe de la création –informées par la tension adhésion/distanciation– sont inextricablement corrélées aux variations scénographiques qui se manifestent au niveau des choix énonciatifs qui sous-tendent la mise en scène légitimante de l’écrivaine –qui permettent, entre autres, de lier et de délier l’autrice et son double fictionnel ; laissant entrevoir la pluralité des potentialités transformatrices de l’imaginaire sexué de la création à l’œuvre dans la production littéraire féministe.

L’étude du positionnement de Luisa Valenzuela nous offre ainsi l’opportunité d’éclairer la multiplicité des mises en pratique possibles sur lesquelles débouche l’appropriation individuelle des solutions collectives à la domination masculiniste en littérature. L’analyse de la trajectoire de Luisa Valenzuela que nous proposons a ainsi pour objectif premier de montrer que le parcours de cette dernière s’avère au final doublement exemplaire de la réaction des écrivaines à leur position dominée dans le champ argentin. Paradigmatique, d’une part, au niveau du travail de déconstruction du sous-texte masculiniste homogène qui régule l’accès des femmes au champ qu’elle propose en s’appuyant sur les réseaux féministes qui se développent à l’époque ; représentative, d’autre part, de la pluralité des identités énonciatives socio-sexuées sur laquelle débouche l’articulation de l’individuel et du réticulaire, caractéristique de cette même réaction féministe en littérature.

La démarche que nous avons adoptée pour analyser un cas qui s’avère exemplaire nous semble ainsi pouvoir contribuer à la construction de nouveaux modèles qui, envisageant la production des écrivaines en contexte, consomme la rupture nécessaire avec les approches monographiques qui appréhendent de manière acontextuelle et aproblématique les trajectoires d’écrivaines.

Thérèse Courau

Lien vers la table des matières

Thérèse Courau, L’ordre sexué du discours : le positionnement de Luisa Valenzuela dans le champ littéraire argentin, thèse de doctorat en « Etudes Ibéro-américaines », soutenue le 21 septembre 2012, 480 p.