By | 22 janvier 2016

Cecil#2 PDF de l'article

Anne-Claudine Morel
Université de Nice, laboratoire LIRCES

Résumé : Le roman de Javier Vásconez évoque l’Équateur sans jamais le nommer, puisque le protagoniste, un médecin praguois nommé Kronz, est amené à s’y installer après une période d’errance tant géographique qu’existentielle. L’intérêt de ce roman réside en partie dans l’évocation du pays « de la ligne imaginaire », selon l’expression imagée employée par le docteur Kronz. C’est donc le point de vue extérieur d’un protagoniste en proie à un mal-être intérieur que nous suivons de Prague à Quito, en passant par Barcelone. La découverte de la patrie de l’auteur nous permet d’évoquer une sorte « d’ exil à rebours », puisque le Praguois va faire sien ce pays dans lequel il échoue malgré lui, pourchassé par des fantômes du passé et des tracasseries administratives et judiciaires.
Mots-clés : Équateur, littérature contemporaine, Javier Vásconez, roman.

Resumen : La novela de Javier Vásconez evoca el Ecuador sin nombrarlo jamás ; su protagonista, un médico de Praga llamado Kronz, se establece allá, después de un período geográfico y existencial. El interés de la novela radica en la evocación del país de « la línea imaginaria », como suele designarlo el protagonista. El lector descubre la patria del autor a través del punto de vista exterior del narrador que lleva a su protagonista de Praga a Quito, pasando por Barcelona. Es un como exilio al revés el que nos ofrece el autor, porque el checo va a arraigarse en su nuevo país, a pesar de unos fantasmas de su pasado y unos trámites en España que dificultan su viaje.
Palavas clave : Ecuador, literatura contemporánea, Javier Vásconez, novela.

Abstract: Javier Vasconez’s novel evokes Ecuador without ever naming the country, as the protagonist, a doctor from Prague and named Kronz, is led to settle there after a period of geographic and existential wandering. What is particularly interesting in the book is the evocation of Ecuador as the country of the “imaginary line” (referring to the equator), according to the metaphorical expression of doctor Kronz. From Prague to Quito, via Barcelona, the reader follows the external point of view of the protagonist, who is experiencing personal distress about his own identity. With the discovery of the author’s homeland, it is possible to talk about a “backward exile”, as the Praguer makes the country his own, despite the fact that he ends up there unintentionally and haunted by ghosts from the past and administrative and legal worries.
Keywords : Ecuador, contemporary literature, Javier Vásconez, novel.

Pour citer cet article : Morel, Anne-Claudine, 2016, « El viajero de Praga (Javier Vásconez, 1996). Mémoires et itinéraires d’un médecin praguois : de la patrie de Kafka aux contreforts andins, de Prague au pays imaginaire », Dossier thématique : Exils, migrations et identité dans l’imaginaire ibéro-américain, coord. par Michel Bœglin, Cahiers d’études des cultures ibériques et latino-américaines – CECIL, no 2, <http://cecil-univ.eu/c2_4/>, mis en ligne le 26/01/2016, consulté le jj/mm/aaaa.

Introduction

Cette étude du roman El viajero de Praga (1996) de l’Equatorien Javier Vásconez, à travers le thème de l’exil, nous permet d’appréhender l’Équateur d’une manière inédite, puisque le protagoniste est un médecin tchèque qui échoue en Amérique latine après des tribulations espagnoles. Le récit de son errance nous amène à procéder à une reconstitution des mécanismes de fuite, d’éloignement et d’exclusion qui président au périple du personnage. Le personnage du médecin n’écrit pas ses mémoires, en revanche il a recours constamment au mécanisme de la remémoration qui lui permet de reconstituer son errance et de donner sens à ses actes. Paradoxalement, nous verrons que cette plongée dans des bribes de souvenirs contribue également à le dissoudre dans une confusion identitaire. Outre le thème de l’éloignement géographique, intimement lié à celui de l’exil de soi qui caractérise le personnage de Kronz, ce roman revisite le thème de la frontière, puisque l’Équateur est toujours évoqué à travers la ligne imaginaire qui le traverse. Quel est l’enjeu de cette volonté d’effacement des repères géographiques, ainsi que des repères identitaires, dans ce roman contemporain équatorien qui s’inscrit, tout en s’en démarquant manifestement, dans la grande tradition littéraire des romans de voyage et d’exil ?

1. Itinéraire : le parcours géographique d’un médecin praguois

1.1. Itinéraire géographique

Avant de nous intéresser au protagoniste de El viajero de Praga, figure évidente et emblématique de l’exil et du déracinement, intéressons-nous brièvement à son créateur. Quels sont les liens entre le thème de l’exil et l’auteur du roman, entre Javier Vásconez et une quelconque expérience d’expatriation ?

La biographie de l’Equatorien nous apprend que plus qu’un exilé, il est un voyageur. Né à Quito en 1946, il y réside actuellement et a fait le choix d’y vivre de sa plume. Il a résidé dans son enfance en Angleterre, à Rome, à Miami, à Madrid, a fréquenté les écoles et collèges de ces villes, puis a terminé sa scolarité à Quito. Plus tard, il s’est inscrit à l’université de Pamplune, en Espagne, où il a suivi un cursus de littérature et rédigé une thèse sur les personnages de l’écrivain mexicain Juan Rulfo ; il a également suivi des cours à l’Université de Vincennes à Paris. Son métier d’éditeur (Editions Librimundi, Editions Acuario) et de directeur de librairies équatoriennes (El Cronopio et Lirimundi) l’a amené à se rendre en Europe, en Afrique, aux Etat-Unis, au Mexique et dans divers pays d’Amérique latine. Depuis la parution de son premier recueil de contes, Ciudad lejana, en 1983, il n’a cessé d’écrire et de collaborer à plusieurs revues ; son troisième roman, La piel del miedo, est paru en 2010. Ce bref compte-rendu biographique nous apprend que le romancier a une solide expérience du voyage familial, du voyage d’études, d’affaire, d’agrément, et ses séjours s’inscrivent plus dans la lignée des voyages de formation que dans celle des exils politiques ou économiques. Son lieu de résidence actuel est bien la preuve d’un choix de vie qui, sans exclure un rapport conflictuel avec son pays natal, montre en tout cas que l’Équateur n’est pas fui, malgré les évidentes difficultés rencontrées par l’auteur pour vivre de ses oeuvres, s’inscrire et perdurer dans une actualité intellectuelle et artistique souvent dépassée par des priorités plus urgentes, des difficultés économiques, politiques et sociales qui relèguent à un second plan la vie littéraire et ceux qui en vivent. Mais c’est là l’objet d’un autre débat[1].

Nous allons donc chercher à savoir pourquoi J. Vásconez a fait le choix d’un protagoniste tchèque, et pourquoi l’itinéraire de ce médecin, de Prague aux Andes en passant par Barcelone, prend à rebours l’expérience d’un émigré latino-américain ; en d’autres termes, pourquoi l’Équateur finit-il par absorber le personnage, pourquoi ce pays est-il envisagé comme le point de chute d’un apatride dont nous ne connaissons que quelques repères géographiques ? Soulignons que le sens, tout géographique, de cet exil de l’Europe de l’Est vers les Andes, est particulièrement improbable, audacieux si l’on s’en tient à des statistiques d’ordre économique ou à des données d’ordre politique et sociale. L’éloignement de la ville natale, Prague, est irréfutable, et la destination du médecin apparaît comme aléatoire, puisqu’il échoue d’abord dans un dispensaire de montagne, au coeur d’un páramo hostile et désertique, avant d’être rapatrié dans une ville plus conséquente dont certains toponymes rappellent Quito. Aux yeux du lecteur, mais aussi du protagoniste, l’écart entre la ville natale européenne et les déserts froids des Andes est immense ; il permet de révéler une géographie qui est insolite, exotique et excentrique, presque invraisemblable, à tel point que la première approche du pays andin est littéralement infernale aux yeux du médecin : « Esto es el infierno », se dijo, « quizá sea el último lugar del mundo[2] ».

1.2. Les raisons de l’exil

La première originalité de ce roman équatorien réside donc dans le récit d’un exil à rebours, d’un Tchèque vers l’Équateur, d’un Européen vers « le pays de la ligne imaginaire[3] ». Les raisons de cet éloignement sont diverses : c’est d’abord l’occasion d’un séminaire à Barcelone qui déclenche le premier déplacement du médecin ; persuadé qu’il ne sera pas retenu, le docteur Kronz s’inscrit tout de même, tout en poursuivant ses activités hospitalières sans foi ni conviction[4]. Le hasard et la chance président donc à ce premier voyage, envisagé comme un pari professionnel perdu d’avance, et le médecin est d’ailleurs totalement pris au dépourvu par cette opportunité : « El impacto de la noticia fue más fuerte de lo que se esperaba, de modo que cuando sus colegas le rodearon con una botella de vodka para celebrar su viaje no supo qué actitud tomar. Permaceció callado, inmóvil […][5] ». Cependant, le narrateur annonce d’emblée que ce voyage sera sans retour : « Su ausencia estaba condenada a ser definitiva, como tampoco podía saber que el hecho de poner su nombre en ese tablero habría de cambiar radicalmente el curso de su vida[6] ». L’omniscience de l’instance narrative est le contrepoint permanent de l’incertitude du personnage qui est sans cesse en proie à des impressions, des sensations diffuses et des intuitions à peine formulées : « Desde el primer día creyó entender que había ido a esa ciudad para quedarse y traicionar. No se esforzó por pensar demasiado ni tampoco se culpó[7] ». Ce conflit entre un destin déjà tracé par le narrateur et une errance mal maîtrisée par le personnage participe d’un malaise et d’un doute qui s’insinuent au fil du récit : quel crédit le lecteur peut-il accorder aux souvenirs sporadiquement convoqués par le personnage, ainsi qu’aux non-choix qu’il réalise en permanence, ballotté entre l’incompétence administrative des fonctionnaires des pays qu’il traverse et entre les contacts douteux qu’il y établit ?

Des raisons d’ordre économique et politique propres à l’exil sont également à prendre en compte, même si elles sont à peine esquissées par le narrateur : si Kronz choisit par exemple de travailler dans une animalerie à Barcelone, il le fait en connaissance de cause et parce qu’il n’a pas une grande foi en l’utilité de son métier originel. Mais il lui faut bien vivre, et cette activité constitue un pis-aller, un moyen facile de subsister économiquement, qui pallie le sentiment d’abandon de la ville natale, doublé d’un sentiment de trahison :

Y entonces se dio cuenta de lo espantoso que esto podía ser : no sólo había abandonado Praga sin un propósito determinado, sino que ya empezaba a experimentar el peso de la traición. Se dijo que siempre sería un extraño, dondequiera que fuese. ¿Por qué tendría siempre la sensación de estar en la orilla equivocada del río[8] ?.

En revanche, lorsqu’il s’établit en Équateur, Kronz s’efforce de régulariser légalement sa situation d’émigré et il accepte d’abord un poste dans un dispensaire de montagne, puis dans un hôpital de la capitale. Sa première expérience, cauchemardesque[9], lui permet de s’engager plus sincèrement, d’un point de vue professionnel, lors de son retour en ville, et d’entreprendre un dérisoire combat contre l’incompétence des autorités, contre la corruption et la misère, au moment même où se déclenche une épidémie de choléra. D’un strict point de vue économique, on peut affirmer que le médecin n’est pas en quête d’une amélioration de ses ressources, puisqu’il est en permanence en situation précaire, logeant à l’hôtel ou dans des pensions de catégorie modeste, acceptant des conditions de vie minimales lors de sa nomination dans un dispensaire de montagne éloigné de tout ; la consolidation de ses moyens matériels ne se réalise que lorsqu’il s’installe dans la capitale : il y vit dans une maison, possède un chat et s’autorise quelques voyages sur la côte ou dans des villages alentours. Plus contemplatif que consommateur, Kronz ne justifie en aucun cas son exil par un mieux-être économique.

Sa quête de solitude et de paix peut être alors reliée à une trahison d’ordre idéologique, si l’on se réfère au contexte politique et historique du pays natal, la Tchécoslovaquie retranchée derrière le rideau de fer et passablement policée. Des raisons politiques peuvent justifier cette fuite en avant du médecin ; une seule date et quelques indications contextuelles, ainsi que des termes allusifs à une possible situation politique en Tchécoslovaquie, émaillent le récit et nous permettent de le situer dans l’Histoire. Il est question d’abord de l’année 1967. Kronz est déjà en Équateur et il dresse un bilan peu glorieux de son périple jusqu’aux Andes, bilan dominé par l’ennui, l’échec tant professionnel qu’amoureux et existentiel :

Corría el año sesenta y siete. Hacía tiempo que el tedio definía la vida del doctor : una incipiente calvicie enturbiaba su relación con las mujeres, ya empezaba a envejecer. Según Kronz, venía huyendo de la historia, no por razones concretas sino porque había intervenido el azar[10].

L’émotion esthétique et le hasard sont deux moteurs essentiels qui justifient l’établissement du médecin en Équateur. Mais la date mentionnée évoque également une situation politique, à peine antérieure aux vagues d’émigration qui font suite aux événements du Printemps de Prague (1968). Si l’on tient compte du séjour barcelonais et de la parenthèse anglaise à propos de laquelle nous n’avons aucune information, exceptée l’intention formulée par le médecin de rendre visite à un parent éloigné mais susceptible de lui prêter l’argent d’un billet outre-Atlantique, nous arrivons à la conclusion que Kronz vivait en Tchécoslovaquie quand sévissait un socialisme répressif[11]. La persécution politique ainsi que les notions d’ordre et d’obéissance, donc de soumission, sont en effet évoquées à plusieurs reprises, lorsque Kronz se remémore son étrange relation amoureuse avec une femme rencontrée à Prague, une certaine Violeta : amoureux de cette fille dont il ne connaît presque rien, selon les souvenirs qu’il rapporte, il est abordé et harcelé à plusieurs reprises par un mystérieux personnage qui va le hanter et le poursuivre jusqu’en Équateur. Ce Franz Lowell, dont nous ne connaissons le nom que tardivement dans le récit, est dépeint comme un agent persécuteur, tant physiquement que moralement ; il surgit dans la vie du docteur à plusieurs reprises pour le mettre en garde contre un danger particulièrement imprécis :

Sobresaltado, recordó al hombre pálido y orejón que se había dedicado durante todo ese tiempo a seguirlos. […] Poco a poco su figura empezó a destacar entre las estanterías, era alto y delgado. Ahora buscaba los ojos del médico como para apoyar en él su inseguridad y vigilarlo…[…] Amparado bajo la débil luz del local, y vestido con un extraño abrigo negro, el hombre se limpiaba las uñas con una navaja. […] De pronto empezó a interrogarle con fría profesionalidad[12].

S’agit-il d’un policier envoyé par le Parti communiste, d’un informateur ou d’un espion ? Les interrogatoires auxquels il soumet Kronz plongent celui-ci dans une inquiétude et une perplexité sans réponse, jusqu’à l’ultime face-à-face entre les deux personnages, à l’hôpital. La persécution politique comme cause possible de l’exil n’est pas à négliger dans la mesure où le narrateur insiste sur l’idée d’une fracture de la personnalité de Kronz qui remonterait à cette époque pragoise :

Sí. Alguien había partido en dos su existencia en la lejana y dura época de Praga. En todo caso, le había hecho participar en el oprobio de la culpa, ya que a su mente sólo tornaban ciertas sombras del pasado. Sobresaltado, recordó al hombre pálido y orejón que se había dedicado durante todo ese tiempo a seguirlos[13].

Par ailleurs, l’apparition d’inspecteurs de police du régime franquiste, qui souhaitent interroger le médecin sur son implication dans un trafic d’oiseaux exotiques, est une raison décisive qui pèse dans sa décision de quitter Barcelone ; un policier à l’allure caricaturale, portant des lunettes noires et soumettant la logeuse de Kronz à un interrogatoire mené sur un ton sévère, enquête sur les agissements délictueux du médecin dans cet improbable trafic d’animaux :

En ese instante el doctor comprendió que estaba en peligro, debido al tono severo que iba tomando el interrogatorio. […] Al mirar por el rectángulo de la ventana supo que había llegado el momento de irse. Al otro extremo del pasillo el interrogatorio continuaba. Ese individuo quería que los hechos encajaran con sus suposiciones[14].

La répétition du terme « interrogatoire » renvoie implicitement à une atmosphère lourde de menace, de suspicion, à un contexte de surveillance constante que le médecin a déjà expérimenté à Prague. Le sentiment d’être suivi, espionné, persécuté, est ainsi formulé à plusieurs reprises dans le récit, au point qu’il apparaît comme un facteur essentiel dans le mécanisme d’expatriation ; par exemple, dans un moment de confidences à Olga, Kronz évoque d’abord son enfance, ses parents, puis la discussion tourne au tour de la mystérieuse surveillance dont la jeune femme fait l’objet : « El hecho es que te andan siguiendo. Quién sabe si ya nos han localizado -dijo él bajando la voz [15]». Cependant, la menace d’une surveillance anonyme, sans doute policière, est atténuée puis diluée par l’évocation d’une possible mise en scène de la part du médecin, d’un goût pour le jeu et le risque, d’ailleurs pressenti par Olga lorsqu’elle lui déclare : « ¿No te alegras de verme ? Yo sé que esto es un juego para ti. Amas el riesgo porque así puedes sentirte culpable. Pero estás solo y no conoces nada mejor[16]». Cette percée à jour de la personnalité du médecin nous permet de prendre la mesure de sa complexité et de son goût pour l’invention. Et c’est là que fiction et réalité se rejoignent, que l’itinéraire géographique et contextualisé du docteur Kronz devient douteux, irréel :

A menudo él se preguntaba si en verdad la quería, o si todo ese ambiente de confabulación y clandestinidad al que se había sometido no era más que una forma de reavivar día tras día su deseo. […] Por otra parte, siguió acudiendo con puntualidad a la taberna y así comprobó que sus sospechas no eran tan infundadas sino que había vivido una ficción[17].

Ce principe de confusion, énoncé très tôt dans le récit, régit la vie du médecin, ainsi que ses actes, ses voyages, ses rencontres. Le mystère est un ingrédient essentiel de ce récit qui hésite entre plusieurs genres : le roman policier, le récit de voyages, la biographie d’un apatride. Mais l’on remarque que le surgissement du doute, ainsi que la remise en question de soi sont très souvent associés à une remémoration de souvenir plus anciens : la plongée dans les souvenirs traumatiques de l’enfance est déclenchée par la sensation d’être menacé, ou d’être inexistant, inconsistant ; elle est aussi motivée par un sentiment de perte, qui contribue à donner un sens à l’éloignement géographique ; autrement dit, le parcours géographique et réel de Kronz, kilométrique, dirons-nous, est inversement proportionnel à l’exploration psychique qu’il entreprend : l’éloignement du territoire qui concerne son passé grandit au fur et à mesure qu’il évoque ses souvenirs d’enfance, le suicide de sa mère, la dureté de son père. Par ailleurs, ce mécanisme de remémoration, suscité par le doute et le questionnement, et qui permet de dissocier le passé et le présent, un ici et un ailleurs, l’adulte et l’enfant, est fortement alimenté par un penchant pour la boisson qui brouille plus encore la frontière entre la fiction et la réalité :

Sin Olga para provocarle con sus caricias, podía volver de nuevo a su vida en el hospital donde más de una vez, al mirarse en el espejo, había dudado si aquel hombre vestido de blanco era él. Desde entonces bebió con frenesí.
Bruscamente retrocedió hacia el pasado, reviviendo lo que ya creía perdido[18].

2. Le parcours imaginaire d’un éternel apatride

La seconde caractéristique de l’exil du médecin tchèque est son caractère interminable[19], au point que le personnage est appréhendé plus comme un apatride que comme un exilé.

2.1. Les villes sans nom et le pays imaginaire

Chaque départ est envisagé avec effroi comme une étape de plus dans un périple sans fin et surtout sans objet défini :

Concibió un plan un tanto descabellado : hacer que Charles le prestase el dinero para establecerse en algún punto de Sudamérica. […] Fue al leer de nuevo la carta cuando tuvo la escalofriante idea de que iba a partir. Se imaginó a sí mismo en Londres, y de pronto se quedó pensativo, ya que ese viaje había de ser el inicio de otros viajes, acaso mucho más largos y definitivos, cuyo sentido por el momento se le escapaba[20].

Kronz n’est pas attaché à sa ville natale, Prague, si souvent remémorée ; cette ville ne constitue pas un repère géographique ou affectif, elle est en fait subie par le personnage comme une maladie, même si le sentiment de trahison le poursuit après qu’il l’a quittée : lorsque Olga lui demande s’il aime Prague, le médecin répond avec un désenchantement caractéristique : « – No sé si en verdad la amo. Supongo que la soporto como a un enfermo. Es parte de mi vida. Aquí todos somos tan viejos que ya nada nos sorprende […] [21]». La ville d’accueil de Kronz, jamais nommée mais toutefois caractérisée par une pluie persistante, et reconnaissable par certains toponymes, est identifiée à Quito ; elle est la dernière étape connue du médecin, et la dernière page du roman fait état d’une fin de parcours qui coïncide avec un renoncement total de la part du médecin : il renonce à croire en l’amour et en l’espoir, en la possibilité de prolonger ou revivre les instants heureux vécus avec une autre femme, Violeta, pendant une pause estivale aux environs de la capitale. Le retour à la ville, à la vie ennuyeuse et pluvieuse de la capitale, fonctionne comme un dernier déplacement qui clôt le récit là il avait débuté.

Plus qu’une fuite en avant devant une menace politique réelle, c’est une quête de sens et une quête d’identité qui poussent le médecin à vivre, ou plutôt à survivre, dans la précarité matérielle et émotionnelle. L’ennui, l’échec des relations amoureuses, la désorientation, la fuite d’un passé douloureux et l’évocation de souvenirs traumatisants tel que le suicide de sa mère, sont autant de raisons qui guident le médecin dans une recherche éperdue de sens. Le hasard préside à ses choix de s’ancrer dans telle ou telle ville, de même que l’émotion esthétique ou amoureuse :

Según Kronz, venía huyendo de la historia, no por razones muy concretas sino porque había intervenido el azar. Y al llegar aquí vio la belleza salvaje, insustancial, un tanto melancólica de este país y eso le hizo daño, como lo hacen las cosas inacabadas. […] Y entonces decidió quedarse[22].

Le destin et l’inertie sont des variantes du hasard et de l’émotion esthétique, selon les propres explications fournies par le médecin :« En ese tiempo la ciudad era una especie de refugio, un territorio al que vino a dar casi por una carambola del destino : sin ofrecer resistencia se había enamorado de su desamparo y de la tristeza congénita de su habitantes […] [23]».

Les conversations avinées qu’il entretient avec le docteur Cuesta, un congressiste équatorien rencontré à Barcelone, sont également décisives dans le choix d’une étape outre-Altantique, dont nous ne saurons pas si elle constitue d’ailleurs l’étape ultime de son périple. Si l’on se penche précisément sur le choix de l’Équateur comme pays d’adoption, on se rend compte que la quête du médecin oscille entre un désir d’action et un désir de dissolution : cette contradiction caractérise encore une fois ce personnage qui erre entre le réel et l’imaginaire, entre la fiction et la réalité, entre le désenchantement et l’espoir :

Recordó algo que le había dicho el doctor Cuesta : que llegaría a una ciudad donde todavía había perros y gallinas merodeando por el aeropuerto.
De todos los lugares, ¿por qué había elegido éste precisamente ? Es posible que Kronz hubiera venido al país más apartado del mundo, incluso al más olvidado, creyendo que aquí iba a realizar una labor extraordinaria. ¿O quizá fue un acto suicida el haber hecho el viaje hasta aquí, pues a lo mejor venía huyendo de algo ? […] Tal vez había puesto el dedo sobre un mapa idealizado, cuando el azar quiso que se juntara con el doctor Cuesta en Barcelona. « ¿Por qué no ? », se preguntó. Es justo lo que andaba buscando, una línea imaginaria.
Ahora, en cambio, era perfectamente consciente de ser un extraño en el mundo esculpido por Violeta, porque se proyectaba lleno de amenazas, advertía incluso su hostilidad y el peligro que éste entrañaba[24].

Le doute, l’abondance de questions et d’hypothèses formulées, le sentiment d’être menacé et persécuté, sont omniprésents dans les réflexions et les perceptions du personnage. Et la conscience d’être un « étranger » dans le monde de Violeta, énoncé comme le contrepoint du parcours hasardeux du personnage, est un aveu de désorientation redondant. Le hasard qui préside aux choix du médecin le confronte une fois de plus à l’exclusion ; étranger à sa ville, contraint de quitter un premier port d’attache (Barcelone), désorienté dans son pays d’adoption, il a aussi le sentiment d’être exclu du monde affectif des femmes qu’il côtoie. Son désir d’échouer dans un « pays imaginaire », formulé à plusieurs reprises dans le récit[25], correspond à un désir d’inconsistance qui caractérise ce personnage velléitaire parfaitement conscient néanmoins de sa non-appartenance à un pays, à une société, à une vie normalisée. Même son statut de médecin est désavoué lorsqu’à Barcelone il revendique le choix de travailler dans une animalerie plutôt que dans un hôpital ou un cabinet[26].

2.2. Aux frontières de l’absurde

Si le protagoniste du roman de Vásconez erre d’une ville à l’autre, d’un pays à l’autre, c’est qu’il est victime du hasard et des contingences, nous l’avons vu, mais également d’un malentendu, comme il l’affirme lui-même alors qu’il est confronté à une solitude extrême dans un dispensaire andin :

Sí, debía largarse cuanto antes de ese infierno. El modo en que se metió en ese lío constituía en gran medida la historia de su vida. Intentaba creer que todo era un enome malentendido, […] ¿Por qué hacer ese viaje innecesario ? Para Kronz, el mundo se había reducido a la contemplación. De no haber sido por las vacas o por algunos borregos que veía pastar cada mañana desde la ventana, se habría sentido más solo y perdido que nunca. Su cabeza era una granja donde los hombres ya no tenían cabida.
Yo no soy nadie – se apresuró a decir como si hubiera alguien dispuesto a escucharle[27].

Les raisons qu’il invoque pour justifier sa fuite en avant, souvent associée à l’image du train qui roule dans la nuit vers une mystérieuse destination, sont d’ordre émotionnel : lorsqu’il est au bord de la dissolution existentielle, de la désorientation extrême, il réalise que son périple est un « énorme malentendu ». A cet instant, la ville devient un refuge, un ultime point de repère opposé à l’hostilité de la zone rurale équatorienne : « Lo que debía hacer cuando encontrase el valor y el momento propicio era tratar de volver cuanto antes a la ciudad. Debía largarse de este infierno [….] Había perdido la noción del tiempo[28] ». Son premier contact avec la société du « pays imaginaire » est catastrophique, puisque son séjour dans un dispensaire andin isolé de tout l’amène à connaître la désolation d’un paysage dans lequel les rares habitants sont soit des mirages inconsistants, soit des fous au comportement indéchiffrable : le mal de l’altitude provoque, en effet, des hallucinations, mais cette cause physiologique s’ajoute à l’absurdité des comportements des villageois et des paysans avec lesquels le docteur ne parvient justement pas à entrer en contact : « Sabiendo que era un artificio producido por la luz, lo asoció a un vampiro […]. Si esta gente huye y desaparece, debe de tener un motivo » , se dijo mientras caminaba apoyado en un palo que encontró por allí [29]». Il ne peut que constater que la communauté de paysans auxquels il a affaire est impénétrable ; chacune de ses tentatives pour parler avec eux se solde par un éclat de rire démentiel de la part des autochtones, dégénérés à cause de leur consanguinité, et par leur disparition inexplicable. Nous sommes entraînés, à ce moment-là, aux confins de l’absurde auquel est confronté le protagoniste, et l’image de l’Équateur est diluée dans un paysage andin plus hostile que poétique ou rassurant. Le pays de la ligne imaginaire est assimilé à un enfer dont les occupants sont indéchiffrables, et même intangibles.

3. Les mémoires plurielles d’un médecin schizophrénique

Les relations ambiguës que le protagoniste entretient avec l’homme qui le traque depuis Prague, un certain Franz Lowell, sont révélatrices d’une absence de maîtrise de son propre destin ; quand les infirmiers lui parlent de cet étrange malade qui hante le pavillon n°1 de l’hôpital à Quito, Kronz souhaite le rencontrer car le malade est un étrange condensé de ce que le médecin a lui-même vécu : apparemment fou, sans papier, sans origine, ne parlant pas la langue du pays, résidant à l’hôpital depuis un temps indéterminé, évoquant un voyage à Londres et un étrange procès, il renvoie inévitablement à un personnage de Kafka[30] et aux affres de l’éternel apatride ; un des infirmiers énonce d’ailleurs cette réflexion qui concorde étrangement avec ce que le protagoniste pense de lui-même : « – Al verlo uno piensa que se ha equivocado de país, de hospital o de época… – De mundo – intervino el otro[31] ». Son apparence est étrange, son comportement est inexplicable, et Kronz le reconnaît comme étant un double de lui-même :

Era frágil, triste y tan culpable en el umbral de sus emociones, tan poca cosa, que fue como si el doctor se viera a sí mismo en un espejo. […] Se había encontrado con él en Praga, luego en Barcelona, y por último en los zaguanes de esta ciudad, y pensó que la visión de ese hombre podía ser el duplicado de su propia sombra. […] Hubiera deseado no haberle encontrado, pues ahora no tenía más alternativa que atender su enfermedad[32].

La désorientation ainsi que l’absence d’origine familiale et de provenance géographique susceptibles d’identifier un individu sont assimilées à une maladie, commune à Lowell et à Kronz. Mais le principe de confusion entre les deux personnages opère pleinement lorsque le mystérieux Lowell meurt à l’hôpital : « Franz Lowell estaba muerto. Su mente se adueñó de la vida del exiliado. Supo que pudo haber sido cualquier hombre, él mismo, una sombra que camina y se disuelve. O tal vez una cifra. Kronz ya no quería, como otras veces, seguir viviendo de fantasmas[33] ». Apparemment, la mort de son double agit comme une révélation et une délivrance pour le médecin ; il en résulte également une réconciliation avec lui-même, avec cette partie obscure de son être en quête d’un sens existentiel : Kronz imagine à ce moment-là ce que Lowell a subi, il met en scène son errance qui présente de troublantes similitudes avec la sienne. Ce qui retient notre attention, c’est que ce n’est plus le hasard qui est pointé du doigt mais la stupidité ou l’incompétence bureaucratique qui prive l’homme (Kronz ou Lowell) d’une existence normale. En ceci Franz Lowell rejoint Joseph K., le protagoniste du Procès de Kafka, dans le vain combat contre l’absurde : l’exil et l’errance sont tributaires de la bureaucratie bornée ainsi que de l’incompétence de fonctionnaires de l’Etat excessivement zélés :

Porque lo que le había sido arrebatado -un viaje, un largo exilio, incluso su propia enfermedad- no significaba nada para la mente de un burócrata. […] Y un burócrata calvo y con chaleco de seda volvería a negarle la visa, una identidad, la autorización para vivir en su propia ciudad[34].

Outre cette rencontre symbolique et mystérieuse entre les deux personnages, qui permet au médecin errant de régler quelques comptes avec des fantômes de son passé, nous terminerons cette étude par l’évocation d’un autre phénomène qui a trait à la mémoire de Kronz et qui participe d’un processus de confusion et de brouillage du sens à donner aux voyages et à l’exil du docteur. Tout au long du récit, le phénomène de remémoration de la part du protagoniste permet au lecteur de reconstituer partiellement son itinéraire tant géographique qu’existentiel. Outre l’apparente schizophrénie dont il souffre, doublée d’un délire de la persécution ainsi que d’une tendance affirmée pour la dépression, le protagoniste de ce roman équatorien contribue à brouiller plus encore les repères temporels et géographiques en évoquant à plusieurs reprises un trouble de la mémoire qui l’affecte : des impressions de déjà-vu, de déjà-vécu, caractéristiques de la paramnésie[35], émaillent les souvenirs du médecin, et révèlent ainsi un moteur et une conséquence de l’exil : le principe de confusion, que nous avons déjà évoqué plus haut, affecte également les impressions et les perceptions du médecin qui a bien du mal à distinguer le présent du passé, l’ici du là-bas. Cette insistance sur une pathologie de la mémoire contribue à remettre en question la notion d’exil pour la substituer par celle d’un voyage immobile, peut-être inventé de toutes pièces par un personnage délirant. Pour illustrer nos propos, citons quelques exemples de cette paramnésie révélatrice, dans El viajero de Praga, d’un principe de confusion qui brouille notre conception traditionnelle du voyage et de la ville : dès le début du roman, alors que Kronz est en vacances dans un village aux environs de la capitale, il est submergé par des souvenirs du passé : « Entonces tuvo un brusco presentimiento, la sensación de haber vuelto a ciertos salones barrocos de Praga[36]». Puis il succombe au charme de Violeta, une infirmière au service d’une vieille dame morphinomane, et là encore il procède à une superposition de souvenirs, voire à une reconstruction du passé avec des personnages différents :

Tal vez fue un suceso ocurrido en otra ciudad, en otra época. De acuerdo, había estado imaginando que soñaba : ella se parecía tanto a otra mujer, por eso la miró con fervorosa intensidad. ¿Fue allá, en Manta ? No, no podía saber lo que había detrás de esos ojos tan serenos, como si al mirarla se repitiera el mismo sueño (el de la mujer andando por la playa, porque sin duda era ella), y ahora aquel recuerdo parecía haberse reconstruido por sí solo, como por arte de magia y a causa de una vieja morfinómana[37].

Ce processus de reconstruction de souvenirs intervient également à la fin du roman, lorsque le docteur retire le clou planté dans la main d’un autre personnage énigmatique du roman, el mudo ; les hurlements de douleur du crucifié activent le processus de convocation d’un autre souvenir, celui de Lowell mort à l’hôpital après un long râle d’agonie :

El alarido del mudo se transformó por una fracción de segundo en los lamentos del checo. Fue como si Lowell se hubiera despojado de su velada identidad, de su enigmático pasado, mientras se esforzaba por retirar el clavo de la mano del mudo. Así fue reconstruyendo una escena de la que apenas conservaba un recuerdo extraviado, el de aquel alarido escuchado hace años en un hospital, y que ahora volvía inexplicablement a sus oídos, al pie de un árbol y en esta tarde de finales de verano[38].

D’autres exemples peuvent illustrer ces jeux de la mémoire, parfois défaillante, parfois trompeuse, parfois encore aiguisée : « Al día siguiente, vio desde la ventana del hotel una ciudad amenazada por el esmog, inmediatamente reconoció la estación y fue como si él ya hubiera tansitado por ella con anterioridad, quizás porque en toda ciudad siempre hay una estación donde ir a refugiarse[39] ». Le phénomène se reproduit plus loin : « Sí, él ya había estado aquí antes y eso tal vez lo tranquilizó. En el tránsito del recuerdo a su conciencia, por supuesto que ya había estado aquí. ¿Cuándo había hecho este viaje ? Aún no lo sabía[40] ».. Une dernière citation achèvera de nous convaincre de l’importance de ces jeux de la mémoire qui affectent le protagoniste[41] : « El tren había pasado como una atropellada pesadilla en medio de la noche. El ya había soñado eso con anterioridad. Formaba parte de su historia y de su enorme capacidad de olvido, aunque olvidar no conducía a ninguna parte. Quizas porque él también había pasado a ser parte de ese olvido […][42] ». Soit l’histoire se répète[43], selon les perceptions confuses du médecin, soit le temps subit des distorsions et emprisonne le protagoniste dans un passé dont il ne peut s’échapper : « Entonces tuvo la impresión de no haber abandonado jamás la avenida Wenceslao, porque algo inerte subsitía y se agitaba en su memoria[44] ». Et à la fin du roman, qui coïncide par ailleurs avec la fin de son parcours, le narrateur omniscient formule la conclusion suivante à propos de Kronz : « No podía situarse fuera del pasado, de los días en que trabajaba en un hospital de Praga [45]». Quoi qu’il en soit, les souvenirs sont toujours envisagés comme des espaces de refuge pour ce personnage exilé de sa propre vie[46], étranger à lui-même[47], selon ses propres termes :

Igual que una voz interior, ávida por manifestarse, aprovechó la pausa para viajar y deslizarse hacia los recuerdos. De nuevo se había remontado a las márgenes del río. Ahora estaba otra vez en Praga, expuesto a la dulzura suavizada del otoño[48].

A travers cette étude du roman de J. Vásconez, la problématique du voyage et de l’exil acquiert un nouveau sens : le protagoniste de El viajero de Praga est un paradigme de l’éternel étranger, d’un voyageur immobile qui passe d’un lieu à un autre, d’une ville à une autre ou d’un pays à un autre pour constater qu’il est toujours plus étranger à l’espace, aux habitants, aux mœurs et même à la langue de ces endroits. Kronz est un déraciné plus qu’un exilé[49], et aucun amour, ni aucune relation amicale ou professionnelle ne parviennent à l’ancrer géographiquement ou affectivement dans un espace qui lui convienne. Le périple qu’il entreprend n’a aucune destination précise, au point que le voyage devient la métaphore d’un déplacement vers l’incongru, vers une zone située aux confins de la réalité et de la fiction, aux confins du mythe et de la vie prosaïque : « Se dijo que siempre sería un extraño, donde quiera que fuese. ¿Por qué tendría siempre la sensación de estar en la orilla equivocada del río[50] ? » Cette sensation qui taraude le protagoniste le renvoie à un espace géographique indéfini, sans limite précise, sans frontière dessinée. Et ce qui nous intéresse particulièrement, c’est que Kronz est attiré par « le pays de la ligne imaginaire », un Équateur qui n’est jamais nommé mais qui apparaît en creux grâce à certains toponymes identifiables. Ce pays, ainsi que sa capitale, sont réinventés dans le roman, comme ils le sont également dans l’ensemble de l’œuvre de Vásconez ; ils deviennent des espaces d’une réalité parallèle, des espaces « extraterritoriaux », au sens où l’entend George Steiner dans son essai éponyme[51]. Mais c’est surtout la définition première de l’extraterritorialité qui nous interpelle : comme la plupart des protagonistes et des personnages du romancier équatorien, le docteur Kronz est un voyageur sans destination, sans territoire propre, et son séjour dans le pays de la ligne imaginaire lui permet de prendre la mesure de l’exil de lui-même[52].

Références bibliographiques

Guerrero, Eva, 2004, « El olvido no conduce a parte alguna : El viajero de Praga de Javier Vásconez », in Fórnix. Revista de Creación y Crítica, Lima, n° 3-4, p. 75.

Vásconez, Javier, 2010, El viajero de Praga, Guayaquil, Alfaguara. (première édition 1996, México, Alfaguara)

Vásconez, Javier, 2011, La piel del miedo, Madrid, Alfaguara.

Vásconez, Javier, 2012, « Hablar, escribir, criticar », El País, 25 febrero de 2012, version digitale consultable [en ligne] http://internacional.elpais.com/internacional/2012/02/25/actualidad/1330181904_179665.html

Steiner, George, 2002, Extraterritorialité. Essai sur la littérature et la révolution du   langage, Paris, Hachettes Littératures (1ère édition, 1972).

Varios Autores, 2002, El exilio interminable, Vásconez ante la crítica, Quito, Paradiso Editores.

 Notes

[1] Ajoutons que les démêlés judiciaires récents entre le journal équatorien El Universo et le président équatorien Rafael Correa révèlent la menace de liberté d’expression qui pèse sur la vie intellectuelle de la nation tout entière. Voir Vásconez 2012.

[2] Vásconez 2010, p. 172.

[3] Ibid., p. 100.

[4]« Cuando el doctor Kronz leyó en el boletín que se precisaban voluntarios para dictar un seminario en la ciudad de Barcelona estampó sin demasiada fe su nombre en el tablero que colgaba a la entrada del hospital », Ibid., p. 94.

[5] Ibid., pp. 94-95.

[6] Ibid, p. 95.

[7] Ibidem.

[8] Ibid., p. 96.

[9]« De todos los lugares, ¿por qué había elegido éste precisamente? Es posible que Kronz hubiera venido al país más apartado el mundo, incluso al más olvidado, creyendo que aquí iba a realizar una labor extraordinaria. ¿O quizá fue un acto suicida el haber hecho el viaje hasta aquí, pues a lo mejor venía huyendo de algo? », ibid, p. 75.

[10] Ibid, p. 76.

[11] « No podía situarse fuera del pasado, de los días en que trabajaba en un hospital de Praga. Entonces todo parecía sencillo, organizado y no ofrecía ningún riesgo, a menos que se negara a cumplir con los designios de Dios o del Partido. », ibid, p. 305.

[12] Ibid, pp. 68-69.

[13] Ibid, p. 68.

[14] Ibid, pp. 146-147.

[15] Ibid, p. 65.

[16] Ibid.

[17] Ibid, p. 66.

[18] Ibid., p. 67.

[19] C’est d’ailleurs le titre d’un ouvrage critique consacré à l’oeuvre de Javier Vásconez: Varios, El exilio interminable, Vásconez ante la crítica, 2002.

[20] Vásconez 2010, p. 162.

[21] Ibid., p. 65.

[22] Ibid., 76. Cette volonté d’ancrage était déjà énoncée à Barcelone: « A pesar de los obstáculos, estaba resuelto a quedarse en Barcelona. A partir de entonces no paró ni un momento de buscar trabajo » Ibid, 103. Encore une fois, c’est le hasard qui aura raison de cette décision, tout comme il avait déjà présidé à l’abandon de la ville natale.

[23] Ibid., p. 194.

[24] Ibid., p. 75.

[25]« […] un mundo que para Kronz tenía la validez de una línea imaginaria » Ibid, 100; à la fin du roman, Kronz dit à Violeta, à propos de son pays d’adoption: « –Puedo probar que existe, a pesar de su nombre abstracto – respondió riendo el doctor. -Suena como si fuera un país invisble -dijo ella mirándole de reojo » Ibid, 293. Ce leit-motiv de l’invisibilité de l’Equateur nous semble évocateur d’une volonté du narrateur de présenter ce pays du dehors ; la minimisation de son existence réelle fonctionne justement comme un puissant révélateur : de banal et inconsistant, il est envisagé par le médecin à la fois comme un enfer (son séjour dans un dispensaire de montagne), une concentration de corruption et de bêtise (l’épisode de l’épidémie de choléra), mais aussi un endroit idyllique aux paysages magnifiques (son séjour estival aux environs de Capelo).

[26]« –Es lo que desearía hacer cualquier médico –dijo el doctor, levantando con indiferencia los hombros–. Desprenderse de toda responsabilidad, cuidar animales. ¿No es a lo que aspiramos todos? », ibid., pp. 111-112.

[27] Ibid., p. 173.

[28] Ibid., p. 172.

[29] Ibid., p170.

[30] Kronz peut être une allusion à Josef K, personnage du Procès de Kafka, tout comme le patronyme de Franz Lowell, l’alter ego de Kronz, évoque celui de Franz Kafka, dont le nom de la mère était Löwy.

[31] Javier Vásconez, El viajero… , p. 237.

[32] Ibid., pp. 240-241.

[33] Ibid., p. 261.

[34] Ibid.

[35] « Illusion du déjà vu. Paramnésie de localisation : souvenir faussement localisé dans l’espace ou dans le temps. », Dictionnaire petit Robert, article « Paramnésie », Paris, LR, 2010.

[36] Vásconez 2010, p. 36.

[37] Ibid., pp. 44-45.

[38] Ibid., pp. 319-320.

[39] Ibid., p. 102.

[40] Ibid., p. 164.

[41] Précisons que ce phénomène est courant chez les personnes souffrant d’épilepsie, comme c’est le cas de notre auteur; c’est également l’un des thèmes de son dernier roman: La piel del miedo, 2011.

[42] Vásconez 2010, pp. 168-169.

[43] « –Sí, soy médico –repuso, sintiendo que todo iba a comenzar de nuevo, el juego de la desesperación y la muerte. Y la historia se estaba repitiendo » , ibid., p. 32. « Un recuerdo acuciante rebotó hasta él desde el pasado, y de pronto se le vinieron a la cabeza ciertos comentarios escuchados en la ciudad ». Ibid., p. 165.

[44] Ibid., p. 187.

[45] Ibid., p. 305.

[46] « Yo solamente soy un viajero. Un exiliado de por vida ». Ibid., p. 243.

[47] « Entonces tenía la impresión de ser un extraño de sí mismo ». Ibid., p. 50.

[48] Ibid., p. 245.

[49] C’est également l’opinion formulée par une critique de l’oeuvre: « Kronz observa en derredor decreído siempre, consciente de que se encuentra en un mundo sitiado por el dasarraigo. », Guerrero 2004, 75.

[50] Vásconez 2010, p. 96.

[51] Steiner 2002.

[52] Voir notes 46 et 47 ci-dessus.