By | 21 janvier 2016

Michel Bœglin
Université Paul-Valéry Montpellier 3

Edito | Exils, migrations et identité dans l’imaginaire ibéro-américain


© Wilfredo Lam

Aux origines des identités latino-américaines se mêlent rencontre et découverte, exil et errance, criollisme et hybridité. Le choc des cultures européennes et amérindiennes fut violent et la naissance de la société créole, le résultat d’une union originale qui donna naissance à des communautés dont l’identité demeure complexe. Or, l’expérience de l’exil a été intimement liée à l’existence des groupes humains dans le continent américain. Exil, errance, expulsion, exode, déportation, déplacement, dispersion sont autant de termes qui rendent compte, dans les récits et les témoignages, d’une expérience individuelle et collective faite de migration, de rupture, de césure des liens d’attachement à un État ou à une terre, d’effacement des liens de transmission mémoriels, d’anéantissement des identités.

La question de l’errance et des migrations a tenu une place importante dans l’imagerie et les représentations des groupes sociaux dans l’espace ibéro-américain, de l’époque coloniale à l’époque contemporaine. Un soin particulier a été porté, dans ce numéro des Cahiers d’études des cultures ibériques et latino-américaines (CECIL) à analyser les représentations et la construction des mémoires individuelles et collectives, à travers les productions culturelles (essais, littérature, productions musicales) auxquelles les déplacements de population ont pu donner naissance tout comme la mise en contact de groupes distincts au sein des sociétés d’Amérique latine. Les articles retenus s’intéressent aussi bien à la réflexion sur l’errance, à celle sur les migrations et leurs représentations que sur le sort de groupes minorés ou minoritaires dans les pays et communautés du continent américain.

À travers la réalité de l’exil, c’est un rapport à un monde constituant jadis un univers tangible, devenu soudain le paysage d’une mémoire désormais conflictuelle, qui est interrogé. Avec la dispersion des familles et l’anéantissement des rapports de sociabilité induit par le départ, c’est le lien entre le passé, le présent et le futur qui se défait dans la chaîne des générations. Le passé cesse alors de constituer une ressource identificatoire commune à partir de laquelle puisse se construire le sujet et à travers laquelle s’agence le roman mémoriel ou familial. Se pose alors la question, propre aux membres de toutes les diasporas, de la manière de reconstruire sa propre trajectoire biographique ou généalogique et de la nature des liens conservés avec la terre et la société des origines.

Ce numéro de CECIL analyse, à travers différents regards, l’expression chez l’exilé du rapport à la terre des origines. Mais, de façon plus large, face à un monde de migrations croissantes où les identités s’entremêlent, il interroge les phénomènes d’hybridation – au cœur même de l’expérience de l’exil – et leurs manifestations culturelles. Ainsi, Jérôme Thomas s’intéresse à la chronique rédigée au début du XVIIe siècle par Felipe Guaman Poma de Ayala, une œuvre monumentale et paradoxale à bien des égards, d’un auteur qui fut un cas singulier d’hybridation culturelle dans les Andes. C’est également au métissage et à la rencontre de deux mondes, à travers les migrations forcées des populations africaines déplacées par la traite esclavagiste, que s’intéresse Olga Picún, en analysant les formes musicales : la musicologue et anthropologue uruguayenne s’est attachée à retracer l’histoire du candombe, la musique des Afro-américains et sa diffusion au XXe siècle dans son article «Cambio, identidad y crítica : el candombe en el movimiento de la Música Popular Uruguaya» ; elle y interroge la portée des représentations autour de ce style musical.

Les migrations ont souvent des ressorts politiques comme l’illustre dramatiquement le cas de l’exode des marielitos, ces transfuges du port de Mariel à Cuba, en partance vers les États-Unis et qui furent doublement bannis de la mémoire collective, comme le rappelle Aline Rouhaud dans son article « Les marielitos, exilés au sein de l’exil ». Ce statut incertain de ces Cubains, reniés dans leur terre d’origine et rejetés dans la société qui leur était promise, est illustré à travers divers supports, depuis la presse jusqu’au cinéma.

Cette interrogation autour de l’identité des groupes marqués par l’expérience de la migration et de l’exil transparaît dans nombre d’œuvres littéraires. Anne Claudine Morel l’analyse dans l’œuvre de Javier Vásconez, en s’attachant à retracer la dimension imaginaire d’un narrateur divisé entre les plateaux andins et la Tchécoslovaquie. Pauline Berlage, quant à elle, s’attarde à étudier le traitement des exilés dans une œuvre Juan Carlos Méndez Guédez, dans une contribution intitulée «Desterritorializados. Exilio geográfico y exilio de género en Árbol de luna de Juan Carlos Méndez Guédez». Enfin, Xavier Luffin, dans « L’odyssée latino-américaine des turcos à travers la littérature arabe contemporaine », revient magistralement sur l’histoire et les représentations des turcos en Amérique latine, de ces descendants de Libanais ayant traversé l’Atlantique, pour les premiers d’entre eux, au temps de l’Empire ottoman. C’est la complexité d’une identité irrémédiablement latino-américaine mais qui garde en contre-point la terre des origines, que cet article propose d’analyser dans le champ littéraire.

Car la diaspora (du grec dispersion) ne fait pas référence à des tribus éparpillées et dont l’identité ne pourrait être assurée que par rapport à une patrie sacrée, vers laquelle il leur faudrait à tout prix faire retour, même si cela signifie jeter d’autres peuples à la mer. C’est ici la forme ancienne de l’impérialisme hégémonique de l’ethnicité. Il est une autre définition de la diaspora à laquelle ces contributions invitent à réfléchir, celle que défend Stuart Hall, celle d’une identité qui passe par non « par son essence ou sa pureté mais par la connaissance d’une nécessaire hétérogénéité et diversité ; par une conception de l’identité qui se vit dans et à travers, et non pas malgré, la différence : en un mot par l’hybridité[1] ».

[1] Stuart Hall, «Identité culturelle et diaspora», trad. française de Maxime Cervulle in Stuart Hall, Identités et cultures 2. Politiques des différences, Paris, Éditions Amsterdam, 2013, p. 324.