By | 30 juin 2019

CECIL#5 PDF de l'article

Véronique Pitois Pallares [1]
Université Paul-Valéry Montpellier 3
IRIEC EA 740

  1. Ce dossier thématique des Cahiers d’études des cultures ibériques et latino-américaines (CECIL) s’attache à explorer les « Voix et identités d’ici et d’ailleurs dans la littérature mexicaine contemporaine ». Partant du constat, posé lors d’une journée d’étude consacrée à la littérature mexicaine contemporaine organisée par Catherine Berthet-Cahuzac le 31 mars 2017 à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, que l’identité demeure l’une des thématiques centrales ou périphériques de prédilection de la prose mexicaine de ces dernières décennies, ce dossier propose d’interroger la diversité de ses manifestations dans la prose et la poésie contemporaines.
  2. En effet, qu’il s’agisse d’identité collective ou individuelle, ethnique ou culturelle, la production culturelle mexicaine s’est très tôt montrée friande des questionnements et représentations des caractères et caractéristiques intrinsèques à cette jeune nation. La littérature du XIXe siècle connaît son lot de Mémoires écrits par les nombreux écrivains qui ont activement participé à l’élaboration de l’État depuis son indépendance de la couronne espagnole en 1821. L’un des plus illustres représentants du genre, Guillermo Prieto (1818-1897) sera ainsi, selon Raymundo Ramos, « le chroniqueur d’un siècle[2] », siècle marqué par la création constitutionnelle, militaire, institutionnelle, étatique, économique, civique et sociale du tout jeune État aux ambitions de nation. Avec Memorias de mis tiempos (1906), Prieto signe à la fois un récit de vie personnel et une chronique des soubresauts de l’histoire mexicaine de ce temps. C’est aussi le cas de Federico Gamboa (1864-1939), qui publie ses mémoires Impresiones y recuerdos avec une grande régularité entre 1893 et 1938. Ces écrits mémorialistes constituent à la fois un portrait en diachronie et quelques-unes des grandes voix qui disent, de l’intérieur, un pays qui se cherche et qui se découvre en même temps qu’il s’invente. Ainsi, alors que l’autobiographie est florissante en Europe, témoin d’un intérêt généralisé pour l’écriture introspective individuelle, la littérature mexicaine s’intéresse, par la nécessité des circonstances, à l’éclosion d’une identité collective qu’elle participe à forger.
  3. Si cet intérêt pour l’identité nationale ne décroît pas au fil du XXe siècle, ainsi qu’en témoigne le fameux essai d’Octavio Paz publié en 1950, El laberinto de la soledad, il se diversifie à mesure qu’émergent des voix porteuses des multiples horizons géographiques et culturels de la République Mexicaine. La « littérature du Nord » fait ainsi son apparition lors des grandes vagues d’émigration des années 1960 et 1970 qui ancrent dans l’imaginaire national les villes-frontières comme l’un des nombreux décors mexicains par antonomase. La seconde moitié du XXe siècle voit poindre et se confirmer un attrait pour l’identité subjective et une tendance cosmopolite nouvelle, qui côtoient la prolifique poursuite des réflexions sur l’histoire nationale portées par des voix poétiques ou prosaïques et avec divers degrés d’engagement vis-à-vis de l’authenticité référentielle.
  4. Les deux premiers articles de ce dossier thématique s’arrêtent sur des œuvres en prose qui cimentent l’identité mexicaine au cours de la première moitié du XXe siècle, entre la fin de la révolution mexicaine et la publication du chef-d’œuvre romanesque de Juan Rulfo, Pedro Páramo, en 1955. Ainsi Florence Olivier (Université Sorbonne Nouvelle Paris 3) s’attache-t-elle à étudier l’apparition, dans la prose postrévolutionnaire et particulièrement dans La señorita Etcétera (1922) d’Arqueles Vela et Las manos de Mamá (1937) de Nellie Campobello, d’un changement significatif dans la représentation du modèle et du destin des personnages féminins. Daniel Avechuco Cabrera (Université du Sonora), pour sa part, s’interroge sur les origines littéraires et les influences étrangères qui ont pu participer à l’élaboration de la figure littéraire du paysan rulfien, dans lequel la réception a peut-être trop souvent vu une incarnation réaliste et fidèle de la mexicanité rurale.
  5. Karim Benmiloud (Université Paul-Valéry Montpellier 3) offre une rétrospective de la trajectoire existentielle et littéraire de Sergio Pitol (1933-2018), dont le cosmopolitisme a profondément marqué les écrits au point que son écriture a adopté une forme de nomadisme indéniable, tant sur le plan de la diversité de ses influences culturelles que dans ses pratiques d’hybridité générique. Guadalupe Sánchez Robles (Université de Guadalajara) explore les ressorts discursifs et narratifs de la construction chaotique de l’identité du personnage féminin de Carlota, protagoniste de Noticias del imperio de Fernando Del Paso, roman qui rejoue un épisode clef de l’histoire nationale – l’échec de l’intervention française au Mexique au XIXe siècle – depuis une perspective tout aussi multifocale qu’inédite.
  6. L’article d’Ulrich Kévin Maganga (Université de Guyane) entreprend de mettre en lumière les voix poétiques oubliées et invisibles qui constituent la poésie afromexicaine. Il fait la part belle au lexique et aux sonorités africaines qui colorent cette composante particulière de la production poétique nationale et rappellent combien l’identité mexicaine, dans sa pluralité, est issue du métissage et de voix venues d’ailleurs. C’est avec une étude portant sur deux temporalités de la littérature mexicaine que Sergio Fregoso Sánchez (Université Paul-Valéry Montpellier 3) s’intéresse à la réécriture comme processus d’intégration et d’affirmation d’une identité et d’une filiation littéraires, à travers l’exemple du roman En la alcoba de un mundo (1992) de Pedro Ángel Palou, consacré à la figure et à la poésie de Xavier Villaurrutia (1903-1950).
  7. La littérature mexicaine de la seconde moitié du XXsiècle jusqu’à nos jours a fait une large place à la réécriture d’épisodes fondateurs de l’histoire nationale, et après l’article Guadalupe Sánchez Robles, Davy Desmas (Université Toulouse Jean Jaurès / Institut National Universitaire Champollion) questionne la réécriture irrévérencieuse d’un tragique événement historique : le massacre de 1968 à Mexico, tel qu’il est abordé dans le roman de David Toscana El ejército iluminado (2006). C’est à travers une décentralisation de l’intrigue vers les états frontaliers et une marginalisation des personnages, illuminés, que Toscana propose une vision décalée de ce drame national. Enfin, la répression de 1968 et ses relents lors des élections présidentielles entachées d’irrégularités de 1988 hantent le narrateur de El jardín devastado (2008) de Jorge Volpi, l’un des trois romans, avec El Gran Vidrio (2007) de Mario Bellatin et La muerte me da (2007) de Cristina Rivera Garza, sur lesquels se centre l’étude de Véronique Pitois Pallares. Elle explore les différents rôles de l’altérité dans la construction laborieuse de l’identité individuelle des personnages, entre devenir-soi malgré l’autre et devenir-autre malgré soi.
  8. À la lecture de travaux qui composent ce dossier, on constatera que, loin d’être le signe d’un repli sur soi, les multiples réflexions sur l’identité ou les identités qui animent le Mexique contemporain encouragent l’apparition d’une pluralité de voix venues des divers horizons de la culture nationale mais aussi hors de ses frontières. Ce métissage s’impose comme un terreau fertile pour la création littéraire, poétique et fictionnelle des XXe et XXIe siècles.

 

Notes

[1] Véronique Pitois Pallares est maître de conférences en littérature hispano-américaine. Elle a soutenu une thèse en littérature mexicaine contemporaine en 2015, Sous le signe du je : Pratiques introspectives dans le roman mexicain (2000-2010), et a publié un ouvrage sur l’œuvre de Mario Bellatin, El arte del fragmento: El Gran Vidrio de Mario Bellatin, Universidad de Sonora, 2011. Contact : veronique.pitois-pallares@univ-montp3.fr. Signature institutionnelle : Univ Paul Valéry Montpellier 3, IRIEC EA 740, F34000, Montpellier, France

[2] Ramos, Raymundo, 2007, Memorias y autobiografías de escritores mexicanos, Mexico, Universidad Nacional Autónoma de México [1967], p. XXX, « el cronista de un siglo », traduction personnelle.